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ANALYSES.g. tarde. La Criminalité comparée.

ment les courbes montantes de l’immoralité sous toutes ses formes. « Qu’on additionne ensemble pour chaque année, de 1877 à 1883, tous les crimes violents, à savoir : les parricides, les empoisonnements, les meurtres, les assassinats, les coups et blessures ayant occasionné la mort, on trouvera les chiffres suivants en progression presque régulièrement ascendante, 630, 659, 639, 665, 695, 706, 700 » (p. 67). Que si vous alléguez que dans certains milieux, par exemple dans les grandes villes, la proportion des crimes sanguinaires semble diminuer par rapport au nombre des crimes ayant la volupté pour but, M. Tarde vous prie de considérer que la fréquence des meurtres n’est pas du tout la mesure de l’immoralité d’une nation, que les attentats à la vie humaine déterminés par la colère, par la vengeance, par la rivalité politique, par le point d’honneur ont après tout quelque noblesse et prédominent surtout dans les sociétés à peine civilisées (p. 182), dont les mœurs sont relativement pures, qu’au contraire la civilisation plus complète est accompagnée d’une transformation de la criminalité violente en criminalité astucieuse et voluptueuse, c’est-à-dire en somme d’une invasion des sentiments lâches et des attentats ignobles, propres aux temps nouveaux. « Un souffle de lascivité dissolvante plus que de bonté a passé sur nos cœurs. » « Tout s’explique simplement par la voluptuosité toujours croissante de nos mœurs, aussi bien l’augmentation des infanticides, suite du progrès da libertinage, que la diminution des homicides par point d’honneur, préjugé mal conciliable avec l’amour effréné du plaisir ; aussi bien l’accroissement des délits contre la propriété que celui des attentats à la pudeur » (p. 184). En réalité, dans cette transformation, le diable n’a rien perdu, comme on dit. L’instinct de rapine se déploie à son aise dans les luttes politiques, dans la concurrence industrielle, dans les compétitions administratives, dans l’exploitation du travail et de la vie des faibles, dans les blessures faites à l’innocence et à l’honneur d’autrui. Il a d’ailleurs la guerre pour se satisfaire, guerre coloniale avec ses rigueurs peut-être nécessaires, mais terribles, guerre continentale avec ses immenses hécatombes. Que parlez-vous de la dureté de cœur des sauvages ? « Sommes-nous plus humains envers les Européens qu’eux envers leurs parents et leurs voisins ? Voilà la question. » Enfin quand le civilisé ne tue pas son semblable, il se tue lui-même. Le suicide ne décroît pas avec l’homicide ; l’un comme l’autre sont les fruits de notre civilisation « industrielle et antichrétienne (p. 173). » Les crimes et délits, monnaie du meurtre, ne l’ont donc pas fait disparaître. « D’où l’on peut tirer la conclusion suivante : puisque le grossissement, le débordement incessant de ces canaux dérivatifs de la grande criminalité, qu’on appelle le vol, l’escroquerie, les fraudes commerciales, les délits contre les mœurs, n’a point suffi à faire baisser le niveau numérique du courant principal qu’on appelle les crimes contre les personnes, c’est que le fleuve est devenu plus fort ; c’est que le mépris de la vie d’autrui, l’insensibilité aux souffrances d’autrui, l’égoïsme, sinon la cruauté, quoi