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contre les criminologistes italiens qui sont tous plus ou moins favorables à la doctrine de l’évolution atteint, dans sa pensée, la foi au progrès continu et indéfini ; engagé dans ses argumentations délicates, occupé en apparence à de laborieux exposés de chiffres, toujours c’est elle qu’il a en vue et il lui décoche chemin faisant mainte allusion malicieuse, mainte épigramme envenimée. Là est le charme très vif de cette lecture pour un évolutionniste non superstitieux. La méthode de l’auteur est empirique à souhait ; nul plus que lui n’est au courant des résultats de la psychologie et de la sociologie récentes ; il puise à pleines mains dans l’arsenal de faits et d’idées mis en réserve par les philosophes de l’évolution pour combattre les doctrines traditionnelles ; on croirait presque avoir affaire à un allié ; ce n’est que peu à peu qu’on découvre en lui un adversaire. Bientôt, quand on le voit enfoncer à petit bruit d’une main sûre le levier aux points faibles et qu’on sent à chaque secousse la grande idole moderne trembler sur son piédestal, on se dit que depuis de Maistre l’optimisme humanitaire n’a peut-être pas rencontré d’adversaire de cette force.

Vous avez lu la Descendance de l’Homme ; vous croyez avec Darwin, Lubbock et M. de Mortillet que le sauvage le plus infime donne à peine une idée de l’abjection et de la la férocité de l’homme primitif, notre premier ancêtre. M. Tarde ne vous dément pas catégoriquement, mais il vous prie de remarquer que les plus anciens documents nous montrent les hommes d’autrefois « à l’état de simple barbarie avec les mêmes formes corporelles que nous, plus belles seulement ; il ajoute : « Il y a de bons sauvages… et quand même, parmi les sauvages actuels, les bons représenteraient une infime minorité, ce qui n’est pas, il ne nous serait pas moins permis de conjecturer avec vraisemblance que nos premiers pères étaient du nombre de ceux-ci » (p. 47). Vous croyez que les civilisés modernes ont profité grâce à l’hérédité des lents progrès de la morale et que leur nature physique et psychique est réellement, dans son fonds, plus apte aux actes sympathiques. M. Tarde observe « que le progrès moral des sociétés en train de se civiliser est beaucoup plus lent et plus douteux que leur progrès intellectuel et, quand il est réel, consiste beaucoup plus en une transformation socialement avantageuse de l’immoralité qu’en une véritable moralisation individuelle. » Il poursuit en montrant, d’accord avec Jacoby, que les nations ou les classes les plus civilisées ne tardent pas à être recouvertes et résorbées par la fécondité toujours supérieure des classes, sinon des nations les plus inférieures, que par conséquent le gain acquis par ces organismes supérieurs en fait de délicatesse de sentiments et de noblesse morale, n’est transmis par eux à personne, en sorte que si l’humanité devient chaque jour riche en belles maximes et en bons exemples comme en vérités démontrées, choses impersonnelles, les individus partent toujours du même point dans leur ascension vers la moralité. Vous ne prononcez qu’avec respect le mot de civilisation ; vous êtes fier de la diminution tant vantée des crimes violents et des entreprises prédatrices. M. Tarde vous signale ironique-