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même un simple noumène ; il devient absolument non pensable scientifiquement, elle s’est suicidée par la concession même.

Il n’en est pas moins vrai qu’en prenant dès lors pour ce qu’il est vraiment, le processus de Mélissos, c’est-à-dire pour le passage du monde des phénomènes à une cause transcendante, on se trouve en présence de la marche dialectique la plus compréhensive et en même temps la seule qui puisse satisfaire l’esprit. Elle embrasse aussi bien les preuves cosmologiques populaires de l’existence de Dieu que les arguments ontologiques les plus subtils.

Et, en même temps, Mélissos a déterminé avec précision les attributs nécessaires du Dieu des penseurs. À cette époque critique où les croyances vulgaires devenaient justiciables de l’esprit humain, désormais conscient de ses forces, et où, depuis un siècle et demi, les questions de cause et d’origine première se débattaient et s’éclaircissaient peu à peu, il a le premier donné la solution complète de l’énigme, solution en deçà de laquelle il est permis de s’arrêter, mais qu’en tout cas il est interdit de dépasser.

Comment reliait-il ses conclusions aux croyances religieuses qu’il avait pu conserver ? Que pensait-il de la vie humaine ? Voilà ce que nous ignorerons toujours, et ce qui ne nous permet pas de le tirer complètement du demi-jour énigmatique où il est resté. On ne saurait trop le redire ; nous ne sommes pas sur cette terre seulement pour penser, mais aussi pour agir, et les systèmes de métaphysique ne valent que par les systèmes de morale auxquels ils correspondent.

Un penseur n’est complet que s’il sait envisager en même temps et les problèmes de l’univers et ceux de notre destinée. Mélissos n’a rien écrit, semble-t-il, sur le second point ; mais il a laissé une inattaquable réputation d’homme d’État, et quand nous cherchons, en lisant Platon, à mesurer l’influence qu’il a exercée sur le disciple de Socrate, nous nous laissons forcément distraire aux admirables pages de la République. Cela ne doit-il pas nous suffire ?

Paul Tannery.