Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/83

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
P. TANNERY.le monisme de mélissos

point entrer dans le champ d’une discussion inépuisable ; je remarque seulement qu’à mon sens, il ne devrait pas y avoir plus de difficulté à concevoir comme infinie la matière, c’est-à-dire le sujet des phénomènes, que l’espace, c’est-à-dire leur lieu. Le sens réel de la thèse de l’infinitude, c’est qu’il ne peut y avoir de limitation à la possibilité de la production des phénomènes, et c’est au fond à cela qui revient l’argumentation de Mélissos, mal comprise par Zeller, comme je l’ai dit.

En second lieu, chaque relation entre les circonstances d’un phénomène nous apparaît, empiriquement, comme devant tenir compte de la totalité de l’univers son infinitude ne fait d’ailleurs que compliquer le problème sans le rendre impossible, les actions jusqu’à l’infini étant susceptibles de sommations finies, au point de vue mathématique.

Il est remarquable que Mélissos déduise sa thèse de l’unité de celle de l’infinitude, tandis que le processus empirique semble plutôt inverse. Mais il n’y a sans doute là qu’une question de dialectique.

V. Jusqu’ici nous sommes restés de fait dans le domaine de l’immanence ; désormais, avec les dernières thèses de Mélissos, l’immuabilité, l’indivisibilité, l’incorporéité de l’Être, nous passons en pleine transcendance, et nous n’avons plus rien de correspondant en fait dans les postulats de la science moderne.

Les formes mathématiques sous lesquelles l’Être des phénomènes a été spécifié comme éternel, infini et un, sont de pures abstractions, et dès lors, en affirmer les autres attributs que Mélissos donne à l’Être, ne peut avoir aucune signification. D’autre part, l’abstraction n’est pas complète ; ces formes ont gardé un caractère immanent, la figuration dans l’espace, auquel répugnent invinciblement ces attributs transcendants.

Le passage de l’immanent au transcendant se trouve d’ailleurs dissimulé dans les fragments de Mélissos : mais il n’y a point, d’une part, à s’en étonner, et, d’un autre côté, il est impossible de méconnaître le caractère du processus. De l’Être déterminé en tant qu’immanent, c’est-à-dire de l’élément constant et invariable dans l’ensemble des phénomènes, le Samien passe à la cause, et pour lui les deux concepts ne font qu’un, puisque l’invariabilité fait disparaître les distinctions d’antériorité et de postériorité. Mais si on envisage ce double concept du côté de la causalité, les attributs d’extension dans l’espace, etc., disparaissent en même temps ; et Mélissos a formulé ce résultat avec autant de hardiesse que de précision.

Évidemment la science ne peut aller jusque-là ; l’usage légitime du concept de causalité disparaît pour elle en même temps que la distinction du temps ; l’ordre logique n’existe pour elle qu’à la condition d’être en même temps chronologique ; elle pourrait tout au plus aller jusqu’à reconnaître que les formes du temps et de l’espace, dans lesquelles elle se meut exclusivement, peuvent hypothétiquement n’avoir aucune réalité objective ; mais si elle consent à ce doute, il lui est interdit de voir, dans l’Être invariable qu’elle a cherché à préciser,