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corporel ; car s’il avait une dimension, il aurait des parties, et ne serait plus un. »

Parménide a bien le premier distingué le domaine de la vérité et celui de l’opinion, et cela suffit pour lui maintenir le rang que la postérité lui a assigné ; mais s’il avait quelque part affirmé nettement que tout phénomène n’est qu’une illusion, ce passage nous aurait sans doute été conservé comme l’a été le fragment 17 de Mélissos. Enfin, si l’Éléate avait été vraiment convaincu de l’illusion phénoménale, il n’aurait point cherché à la relier à une explication dogmatique ; comme Mélissos, il aurait gardé le silence sur les problèmes de la nature.

Parménide semble donc, vis-à-vis de Mélissos, un précurseur, non pas un maître ; si le Samien n’avait pas écrit, s’il n’avait pas systématisé rigoureusement les dernières conséquences des prémisses éléatiques, celles-ci seraient restées infécondes et méconnues dans leur singularité énigmatique. Le rôle attribué à l’École se serait réduit aux proportions les plus modestes, et l’élément transcendantal aurait fait défaut aux conceptions platoniciennes.

II. Comment se fait-il donc que Mélissos ait été rabaissé et Parménide exalté ? Cela tient sans doute en partie à ce que Platon ne pouvait guère choisir comme personnage de ses dialogues le Samien qui avait combattu Périclès ; mais cela tient surtout à la façon dont l’a traité Aristote, qui était certainement fait pour toute autre chose que pour le comprendre.

Je ne pense pas qu’il faille tenir grand compte des critiques du Stagirite, pas plus que des défauts ou des lacunes qui nous apparaissent dans les fragments de Mélissos.

Il est clair que le Samien concevant l’Être comme incorporel, inétendu, en dehors de l’espace (fr. 16), on doit de même entendre au sens transcendantal tous les termes qu’il emploie dans son argumentation, comme ceux de vide, limites, fin, commencement, etc. Dès lors la refutation d’Aristote tombe d’elle-même, et Zeller a tort de la reprendre pour son compte[1] en disant que Mélissos confond l’infinité dans le temps et l’infinité dans l’espace.

Si nous n’apercevons pas toujours le fil qui relie les démonstrations du Samien, cela tient d’autre part à ce que les fragments qui restent de lui sont incomplets, tout aussi bien que l’analyse aristotélique De Melisso, Xenophane et Gorgia. Mais ce que nous possédons est assez bien lié pour que nous devions croire, pour l’ensemble, à une rigueur logique aussi complète que possible.

Le parti pris d’Aristote contre Mélissos se comprend d’ailleurs immédiatement : le Stagirite (et qui l’on blâmera ?) veut savoir avant tout de quoi l’on parle. Avec Parménide, il n’y a aucun doute ; c’est de l’univers tel que nous le percevons ; en présence de Mélissos, Aristote s’est fait la même réponse, car il n’en avait point d’autre à se faire, et

  1. La Philosophie des Grecs, trad. Boutroux, II, p. 87.