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une inépuisable mine d’affection. S’il ne fut pas naturellement aimant, du moins il voulut l’être, et si bien, que, dans ses conceptions philosophiques, il fit passer le sentiment avant la raison. C’est ce qui permet d’affirmer qu’il vécut et se développa mentalement au rebours de son système de philosophie positive, en digne fils du xviiie siècle, où la sensibilité systématique dégénéra en sensiblerie.

Au résumé, sans ces velléités d’affection qui l’entraînèrent au mysticisme, Comte serait un de ces rares philosophes qui n’ont payé qu’un tribut minime aux humaines faiblesses. L’énergie morale ne fut point inférieure chez lui à la force intellectuelle. Non seulement il poursuivit sans défaillir des travaux encyclopédiques qui attestent sa puissance cérébrale ; mais il sut déployer, pour le maintien de ses droits et dans l’accomplissement de ses devoirs, une constance rare et une fermeté inébranlable. Ses lettres au maréchal Soult, au général Lamoricière, ministres de la guerre, aussi bien que celles qu’il adresse à l’Académie des sciences, honorent grandement son caractère. Ce n’est pas uniquement à ses hautes facultés qu’il dut l’amitié fidèle d’hommes aussi supérieurs que le mathématicien Poinsot, le physicien Dulong, le naturaliste Ducrotay de Blainville, le dévouement respectueux du sage Littré, l’attachement à toute épreuve de quelques étrangers du Nord et du Midi, qui l’aidèrent à vivre.

Ce sont là des témoignages honorables, éclatants, qui font avantageusement équilibre au dénigrement systématique de la haine.

Comte avait à un haut degré le sentiment des bienfaits et des injures, et une mémoire implacable. Par son testament, si curieux, il défendit d’admettre dans son cortège funèbre aucun représentant de son indigne épouse ou de l’École polytechnique.

Au fond, c’était un Latin d’esprit et de race, épris de l’ordre et de l’autorité, respectueux de la hiérarchie, d’un tempérament sacerdotal, théocrate athée, catholique d’éducation et de tradition, admirateur de la catholicité, de l’unité, de l’orthodoxie ; ennemi de l’hérésie, du schisme, du protestantisme et de la Révolution ; rêvant un monde gouverné par les savants, nourri par les industriels, servi par les prolétaires, avec une foi uniforme, la religion positive, et une langue com. mune, l’italien. Ramon Lull et l’abbé de Saint-Pierre ne voulaient pas autre chose, sans se montrer aussi exigeants sur les moyens.

Il ne faudrait pas s’étonner outre mesure de ce rêve prodigieux d’un homme qui, par son maître temporaire, Saint-Simon, touchait à d’Alembert, et par ses propres études et ses meilleures aspirations, à ses maîtres véritables, à ses prédécesseurs immédiats, Condorcet et Turgot. Indépendamment de ses œuvres fondamentales, A. Comte a eu le mérite d’avoir repris la forte et glorieuse tradition du dix-huitième siècle, au moment même où la réaction et la peur venaient de s’unir pour mettre au monde l’avorton de l’éclectisme.

J.-M. Guardia.