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GUARDIA.auguste comte

voit d’apparentes inconséquences qui empêchent d’apercevoir d’ensemble la logique rigoureuse, implacable, qui présida au développement de cette vie tourmentée.

Comme Pascal, A. Comte fut homme avant l’âge adulte. Le travail cérébral prématuré, continuel, acharné, développa démesurément les centres nerveux, et atrophia le reste. La lame était d’une excellente trempe, et, de bonne heure, elle usa le fourreau. Ce qui paraît prodigieux, c’est qu’il ait pu vivre près de soixante ans, dans des conditions d’existence physiologiquement mauvaises, dans un milieu hostile, entouré d’envieux, de jaloux, d’ennemis sans générosité ni scrupules, qui entreprirent de le réduire à la famine, par un mode de persécution propre à notre siècle, avec ce qu’on appelle la conspiration du silence.

Comment lui fut-il donné de résister à tant de causes de destruction ? D’autres ont su se moquer des injustes rigueurs du sort par la patience virile, comme Cervantes, par le rire inextinguible, comme Rabelais, par la gaieté inaltérable, comme Voltaire, par l’indifférence cynique, comme Diderot, par la sérénité sans nuages, comme Newton. Mais lui, qui n’avait en lui aucune de ces inestimables ressources, comment réussit-il à vaincre tant d’obstacles ? Peut-être par la faculté de s’abstraire et de vivre en dedans, comme un solitaire de la pensée, qui, en dehors de ses fonctions intermittentes, quand il en avait, et de la recherche du vrai, n’avait guère comme distraction à ses études que la musique de l’Opéra, qu’il aimait passionnément, et la lecture de quelques auteurs favoris, qu’il relisait à des époques fixes.

Cette régularité sévère, cette sorte de règle claustrale, à laquelle il s’assujettit toute sa vie, on les retrouve strictement observées jusque dans les exercices habituels de la contemplation et de la prière. En lisant ces singuliers soliloques, qui ne ressemblent guère à ceux de saint Augustin, il est impossible, encore une fois, de ne pas songer aux Exercices spirituels » du fondateur de la Société de Jésus. Cette dévotion est minutieuse, scrupuleusement exacte, prévue, réglée d’avance jusque dans ses moindres détails, d’après un programme rigoureux, qui indique la position et l’attitude du corps, la durée de la méditation, la formule de la prière, les passages à lire, à réciter, à méditer dans des livres choisis ; bref, elle exige l’usage d’un bon chronomètre, une patience d’ange, une vocation d’anachorète, une volonté disciplinée par l’habitude, une ponctualité mécanique et le détachement absolu des affaires de ce monde. Ce n’est point, en tout cas, une dévotion aisée. Si les fidèles de la maison mère de la rue Monsieur-le-Prince (No 10) devaient s’astreindre à cette espèce de règle monastique, ils n’auraient rien à envier à aucun ordre religieux.

La préoccupation de spiritualité, poussée jusqu’à la manie, dans ses dernières années, montre assez qu’A. Comte prenait fort au sérieux son office de premier grand prêtre de l’Humanité. Et comme il n’y a point de religion sans amour, il chercha d’abord à se persuader, puis se persuada sérieusement, que son cœur, quoiqu’un peu sec et atrophié, était