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Broussais, et fut victime de l’esprit de système, par entêtement autant que par préjugé.

Sa doctrine physiologique elle-même, plus ingénieuse qu’exacte, avait quelque chose de mystique qui rappelle les temps de foi profonde où l’âme mouvait, animait, gouvernait souverainement la machine, mens agitat molem ; comme si la proposition inverse n’était pas encore plus vraie, ainsi que le savent les médecins, bien qu’ils ne soient pas nombreux ceux qui ont compris que la plénitude de la vie résulte de la bonne harmonie qu’on ne rencontre guère entre le système nerveux et les viscères, car il est rare que l’appareil cérébro-spinal et le grand sympathique fonctionnent de concert. Si la coopération de ces deux facteurs de la vie n’était jamais troublée, le nombre des maladies mentales et des lésions organiques se réduirait à peu de chose.

Sans la défense expresse d’ouvrir son cadavre et de l’embaumer, l’autopsie eût peut-être révélé des désordres cérébraux, et à coup sûr des lésions profondes de l’estomac et du foie, en rapport avec les graves symptômes de sa dernière maladie. Il est probable que tout l’appareil digestif se trouvait compromis irrémédiablement. Épuisé par le chagrin, par le travail, par les privations, par mille contrariétés, A. Comte cessa de vivre le samedi 5 septembre 1857, au déclin du jour. Il était né à Montpellier, de parents sains de corps et d’esprit, le 19 janvier de l’année 1798.

Les considérations de son médecin et de son disciple, M. le Dr Robinet, sur la crise suprême, pourraient aisément donner lieu à une véritable dissertation médicale, à l’usage des hommes d’étude qui surmènent leur cerveau et négligent leur estomac. Il suffit ici de remarquer que c’est au pied de la lettre qu’il faut prendre la sentence de Perse, Ingenii largitor venter, ou le profond apologue de Ménénius.

La pensée elle-même se nourrit de ce que l’on mange, et c’est bien à tort que le spiritualisme orthodoxe s’est récrié sur certaine comparaison de Cabanis. Le régime proprement dit a une incontestable influence sur la plupart des manifestations cérébrales, qui peuvent se ramener à l’hallucination. Nombre de visionnaires, de voyants, favorisés d’apparitions surnaturelles, avaient la tête aussi creuse que le ventre. Dans quantité de cas, le délire naît de l’inanition. Les macérations et le carême perpétuel multipliaient les tentations du pauvre saint Antoine. Un des mystiques qui ont le plus rêvé durant la veille, l’ermite Ramon Lull, réduisait toute la thérapeutique à la diète rigoureuse et à la phlébotomie : le fougueux Broussais, l’ennemi juré de l’ontologie, n’en connut point d’autre.

L’hygiène et la médecine interviennent de droit dans la biographie des hommes grands ou petits, toujours par la raison si simple que le moral est inséparable du physique.

C’est, du reste, une biographie difficile à écrire que celle d’Auguste Comte, parce que l’existence de cet homme rare, quoique d’une unité merveilleuse, abonde en contrastes qui semblent la rompre, et qu’on y