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GUARDIA.auguste comte

tique. L’abstraction à outrance, le penchant inné à la métaphysique, l’amour de cet absolu qu’il proscrivait en principe, en un mot, l’irrésistible logique de sa nature, l’emporta aux conséquences les plus extrêmes. Tout en usant jusqu’à l’abus, jusqu’à l’excès, d’un système nerveux puissamment organisé, prodigieusement solide, le philosophe positif ne prenait qu’un soin très médiocre de sa guenille, comme on disait au bon vieux temps des jeunes et macérations, où l’on croyait de bonne foi que le triomphe de l’esprit consistait dans la mortification de la chair : croyance très propice à l’éclosion et au développement des plus graves affections mentales.

A. Comte vécut, en dépit des lois de la physiologie et de l’hygiène, comme un de ces anachorètes dont l’existence était une perpétuelle protestation contre les exigences de la nature. Un mépris absolu de la diététique, du régime, de la règle ; une volonté de fer se substituant aux conseils du bon sens et de l’expérience ; des habitudes déplorables, des pratiques anti-vitales ; nul souci des avertissements d’un organisme surmené par des travaux excessifs. Chaque grande conception de ce vaste cerveau était invariablement suivie d’une formidable crise. Il rappelle lui-même les trois dates de 1826, 1838 et 1845, qu’il comptait par autant de maladies graves, par autant de modifications profondes de sa manière de vivre, modifications brusques, sans préparation ni transition, contraires par conséquent aux prescriptions les plus élémentaires de l’hygiène. Il se priva successivement de l’usage du café, du tabac et du vin ; ce qui prouve sa force de volonté, car ce sont là des excitants que l’usage journalier rend indispensables à ceux qui en ont contracté l’habitude. Il eût mieux valu continuer d’en user, en modifiant profondément les habitudes cérébrales et la vie nutritive. Or, A. Comte ne sut jamais se modérer dans le pénible travail de la pensée, et il ne compensa point la dépense cérébrale par une nutrition appropriée. En autres termes, il ne voulut point s’astreindre à un régime alimentaire de nature à réparer, à restaurer la force nerveuse, comme s’il avait méconnu l’étroite solidarité de la nutrition et de l’innervation.

Il est juste d’ajouter que, dans ses dernières années, la modicité de ses ressources, réduite encore par ses charges nombreuses, le condamnait forcément à la frugalité, circonstance qui aggrave lourdement la conduite coupable de ses lâches ennemis qui conspirèrent pour le priver de ses moyens d’existence. On ne saurait trop énergiquement flétrir cette persécution par la famine ; on ne saurait trop haut répéter que ce savant sans ambition vulgaire, sans cupidité, se vit condamné au jeûne forcé et à la portion congrue. Mais, même en tenant compte de cette pénitence odieuse, il est avéré qu’A. Comte paya de sa vie une aberration de régime en rapport avec une théorie pathologique absolument erronée, ayant succombé par épuisement, faute de résistance vitale, à une de ces congestions passives de l’appareil digestif contre lesquelles toute thérapeutique est impuissante. Il outra les idées de