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philosophique ; la politique positive est une construction religieuse. C’est lui-même qui l’a dit, et il ajoute : « Je me suis toujours félicité d’être né dans le catholicisme, hors duquel ma mission aurait difficilement surgi, par suite des dangers intellectuels et moraux, propres à l’éducation protestante ou déiste. » Il ne se peut rien de plus explicite.

Comte ne différait pas au fond de cet intrigant austère, de ce pédant politique qui définissait le catholicisme une grande école de respect. A. Comte, en haine de la critique et de la négation, poussa si loin l’amour de l’autorité, de l’autocratie, disons de l’absolutisme, qu’il n’hésita point à qualifier de crise heureuse le coup d’État du 2 décembre, à invoquer tour à tour la protection de cet empereur de hasard, du tzar et du sultan, et à envoyer finalement un ambassadeur (un fanatique qu’il nous a été donné de connaître) au souverain pontife, qui déclina l’ambassade, tandis qu’elle fut accueillie par le général des jésuites, résidant à Rome.

L’amour excessif de l’ordre étouffa chez cet étrange philosophe tout instinct de liberté. It voulait le progrès comme but, mais sans la condition même du progrès. En 1848, il rêvait une dictature positiviste de la République française, et il souhaitait, pour la fin du siècle, un noyau sacerdotal de cinquante philosophes, destiné à gouverner l’Occident. Le chimérique Fénelon n’avait point prévu ce commentaire de sa constitution théocratique de Salente.

IV

Comment se fait-il qu’un homme qui était à tel point maître de lui-même et des mouvements tumultueux de la vie passionnelle, se soit montré si sévère, si défiant pour la psychologie, à laquelle il n’a fait qu’une place toute petite et tardive, en l’englobant enfin, comme contraint et forcé, dans la biologie ? Quand on est aussi porté qu’il l’était à penser en dedans, on a vraiment l’autorité que confèrent la compétence et l’habitude pour traiter sérieusement de l’observation interne.

A. Comte était dominé, maîtrisé par l’esprit de classification hiérarchique. Il comprenait le monde organique comme il comprenait la société et l’ordre social. Il croyait systématiquement à la suprématie du système nerveux. C’est lui qui a dit, d’après ce principe de supériorité et d’hégémonie, que la vie humaine, dont la moyenne est si courte, aurait double ou triple durée, si les autres appareils d’organes avaient la même force de résistance que le grand appareil de l’innervation, auquel il décernait le prix d’excellence pour la nature de la substance, de la structure et de la fonction ; en quoi il se montrait d’un spiritualisme outré et semblait méconnaître les droits de la chair proprement dite, et surtout des muscles et des viscères.

Il y a là le préjugé d’une conception hiératique.

Ce paradoxe lui a été funeste, et il a prouvé par son exemple qu’une théorie fausse peut entraîner les plus graves conséquences dans la pra-