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GUARDIA.auguste comte

débauche quelques femmes naturellement privées du sens génésique. Il est de fait que, dans ses élucubrations amoureuses, le philosophe a beau s’évertuer, on n’y trouve ni l’onction ni la tendresse qui abondent chez les vrais mystiques.

Après la mort de Clotilde de Vaux, à une correspondance très active, où l’on trouve, d’un côté beaucoup de distinction naturelle et de délicate élégance, avec une confiance presque filiale, tempérée par un sentiment de pudeur, non sans coquetterie ; de l’autre, des effusions moitié érotiques, moitié mystiques, avec des conseils, des observations et des réflexions tout à fait dignes d’un esprit original et élevé ; à cette correspondance très curieuse succède une série de commémorations, de méditations et de prières, où sous une forme traînante, languissante, mais toujours précise et correcte, on croit sentir parfois un cœur qui palpite, et qui n’était point insensible à la poésie des souvenirs. Des citations empruntées aux poètes espagnols, à l’Imitation de Jésus-Christ, et plus souvent encore aux deux grands amoureux italiens, Dante et Pétrarque, révèlent la nature éminemment spirituelle du culte voué par le philosophe à la divinité de son choix.

Cette série d’oraisons jaculatoires est monotone comme les litanies où l’on abuse du panégyrique. Chaque anniversaire de sainte Clotilde provoque à jour fixe la méditation ou l’effusion obligée. Le culte est réglé mathématiquement, par mois et par semaines, et, quand il devient quotidien, par heures, quarts d’heure et minutes. Ce n’est plus un culte, c’est de la liturgie. Cette régularité dans les épanchements intimes trahit une nature tellement méthodique, qu’on peut dire qu’il compte les battements de son cœur et qu’il ne lui permet de battre qu’en mesure. Tous ces mouvements isochrones d’un organe qui déjoue le plus souvent tout calcul, font songer au métronome et au sphygmographe.

Il est possible que l’esprit mathématique, développé par des recherches profondes, et le goût de l’abstraction, fortifié par un long exercice, aient étouffé chez lui les germes de la vie affective. Ce peintre d’idées en grisaille n’a jamais rencontré un de ces traits heureux, une de ces expressions vives qui peignent les sentiments. Trop de nerfs et de cervelle. La dévotion de Comte, au fond toute mécanique, rappelle beaucoup trop les « Exercices spirituels » de cet homme de bronze qui n’aima personne, et qui poursuivit sa vie durant un idéal très positif, dont il sut faire une réalité puissante et formidable.

Quel rapprochement ! penseront les admirateurs du philosophe. Il est peut-être imprévu ; mais, avec un peu d’examen, on le trouvera juste. Outre des particularités mentales qui les rapprochent, ces deux fondateurs avaient de commun l’ambition titanique et la passion de la dictature. Le premier mit au service de la catholicité, amoindrie par le grand schisme de Luther et de Calvin, une armée formidable, qui a conquis et confisqué l’Église ; l’autre, ennemi déclaré du protestantisme et de la Révolution, n’aspire qu’à réformer la catholicité, à substituer le positivisme au catholicisme. La philosophie positive n’est qu’une fondation