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vie. Mentalement, il vécut en elle et par elle. Moralement, elle fut sa femme, bien que s’étant soustraite avec une rare fermeté aux instances pressantes d’une union qui ne pouvait devenir légale d’aucun côté, le divorce n’existant pas alors. On sait d’ailleurs que le philosophe n’était point partisan de cette institution. A. Comte ne pouvait oublier qu’un indissoluble lien le retenait captif, malgré la séparation d’avec sa femme ; mais il se croyait libre de la répudier, comme un potentat, et de contracter une alliance perpétuelle avec la dame de ses pensées, à laquelle il s’était donné tout entier ; cet amour tardif était la protestation légitime contre celui de sa jeunesse, et comme la revanche de son mariage.

Dans cette tendance à la bigamie, le ressentiment entrait pour une bonne dose. Le philosophe désabusé, abreuvé de dégoûts, voulait user de représailles, avec plus de passion que de sagesse. Une lettre de M. Littré, très belle et très ferme, le rappela au sentiment de la situation, sinon à l’observation du devoir. Avec beaucoup de respect et de modestie, le disciple cite son propre exemple, disant à propos de la mort de sa mère et de la grande douleur qu’il en éprouva : « l’oubli systématique est un grand préservatif contre les souffrances du passé. » Il aurait pu ajouter que ce fut en cherchant l’oubli dans l’absorption d’un travail sérieux, qu’il étudia la philosophie positive, après la mort prématurée de son frère. Voici comment se termine la remontrance respectueuse : « Quelle est la conclusion de cette longue lettre ? C’est un appel aux sentiments de paix et de calme, et un effort pour repousser les sentiments de haine et d’hostilité. Personne n’a fait mieux que vous ressortir combien les premiers devaient être cultivés, combien les seconds devaient être réprimés. Ce serait pour moi un grand bonheur si je pouvais contribuer, si peu que ce fût, à faire entrer dans votre esprit un apaisement qui d’ailleurs n’a besoin de se manifester que par le silence. » (Mesnil-le-Roy, 27 avril 1851.)

La réponse de Comte est un tableau complet de ses infortunes conjugales, une suite de récriminations contre l’épouse infidèle. De cette confession d’un mari trompé et repentant, il appert que la passion n’était pour rien dans cette union malheureuse : « C’est sans amour que je commis, à vingt-sept ans, ma seule faute irréparable. » Et il ajoute : « Ne me jugeant ni beau, ni même agréable, et pourtant tourmenté d’un vif besoin d’affection, » etc. Cette illusion de son cœur lui rendait intolérables ces séparations répétées ; chaque fois il était sur le point de perdre la raison : « Pendant dix-sept ans de cohabitation, dit-il, j’ai souvent conçu ainsi des pensées de suicide. »

Quand on a lu ces dépositions d’un homme qui ne savait pas mentir, on est porté à croire qu’il eût peut-être été heureux dans la solitude d’un cloître. Son cœur renfermait-il en effet des trésors d’affection ? Il paraît difficile de répondre affirmativement, et de regarder Comte comme une nature aimante et sympathique. S’il est permis d’employer une comparaison essentiellement physiologique, peut-être son cas peut-il se rapprocher de cette curiosité inassouvie qui pousse à la