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GUARDIA.auguste comte

thèse puérile en apparence, mais qui n’est en réalité qu’une antinomie logique, A. Comte répugnait à la négation sous toutes les formes.

III

Comme tout mystique de vocation et de tempérament, A. Comte avait un culte secret, spécial, féminin. Ses saintes de prédilection étaient trois femmes qui lui furent chères à des titres différents : d’abord sa mère, Rosalie Boyer, personne d’intelligence et de caractère ; ensuite, sa fidèle servante, Sophie Bliaux, dont il fit sa fille adoptive ; enfin Clotilde de Vaux, l’épouse mystique de son cœur, qui fut sa Laure et sa Béatrice. Les membres de cette sainte triade étaient, comme il disait, ses anges gardiens. Ces trois femmes personnifiaient le triple amour filial, fraternel, conjugal. C’est par elles que le philosophe se prit, sur le tard, à vivre de la vie affective, après avoir trop vécu de la vie cérébrale.

Ce qui paraît certain, quand on a étudié avec soin cette psychologie intime, c’est que, malgré tous les plus persévérants efforts d’une volonté systématique, qui réglait jusqu’aux mouvements de sa nature affective, il ne put obtenir cet équilibre des facultés, compatible seulement avec la santé mentale. Cet homme au puissant cerveau avait, en somme, beaucoup plus de tête que de cœur. Il a beau faire et s’évertuer, l’étoffe fait défaut, et son affection, sans être de commande, manque de naturel et ne coule pas de source.

Ce n’est pas ce qu’il y a de moins curieux dans ces amours mystiques qui se manifestent sous tant de formes diverses, et qui sont, malgré tout, un peu bien monotones et artificielles. L’érotisme a beau s’épurer, il est de source impure. Quand un homme arrive à la cinquantaine et veut rajeunir à toute force, il ressemble à l’invalide qui voudrait recommencer son service. Ce n’est pas sans raison que le plus indulgent des poètes a associé ces idées :

Turpe senex miles ; turpe senilis amor.

Mars et Vénus ne sont pas des divinités de l’âge mûr.

Clotilde de Vaux passera-t-elle à la postérité, enveloppée dans la gloire de cet ami de la dernière heure ? Comte l’a cru, et il lui a promis l’immortalité. Grâce à elle, il s’est cru amoureux, capable d’amour et de tendresse. On dirait que cette personne, malheureuse et maladive, a éveillé en lui un sixième sens et des sentiments inconnus. Peut-être n’était-ce qu’une illusion de la fantaisie ou de l’amour-propre. Cependant, à moins d’admettre une manie érotique, il est bien difficile de ne pas reconnaître la sincérité d’une affection très confuse au début, très rapide dans son évolution, très fidèle et persistante après la mort de la personne aimée.

Cette amie du cœur fut la préoccupation constante de ses dernières années. Il en fit une sainte, et c’est pour elle qu’il imagina ce culte intérieur, cette dévotion à laquelle il ne faillit point jusqu’à la fin de sa