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autrement intéressante que les combinaisons logiques auxquelles se livrent parfois ses philosophes. Il y a cinquante ans à peine, le substantif « philosophe » et l’adjectif « russe » juraient étrangement d’être accouplés ; un auteur satirique connu, traduit aujourd’hui en français, affirme même que le terme de philosophe ne s’employait alors couramment que pour désigner les personnes qui faisaient un usage modéré de l’eau-de-vie à leurs repas et ne jouaient jamais aux cartes. Plus tard, il y a bien vingt-cinq ans, tout ce qui avait quelque instruction en Russie était ou franchement matérialiste et athée, ou pour le moins positiviste. C’était l’époque que M. Grote appelle, non sans raison, la période de la « terreur positiviste. » Depuis, les esprits se sont affranchis et de cette terreur, et de bien d’autres craintes encore ; il s’est produit une forte réaction dans le sens spiritualiste, et à mesure que le mouvement se généralisait, on vit rapidement croître l’intérêt inspiré par les problèmes les plus ardus de la philosophie. Sous sa forme nouvelle, incontestablement plus adaptée à l’état arriéré de la culture générale, la philosophie put s’adresser indistinctement à toutes les classes ; elle eut des adeptes un peu partout, elle se démocratisa, en un mot, comme les autres manifestations de la vie sociale. Je puis affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’on s’occupe beaucoup de philosophie à l’heure actuelle en Russie ; le nombre, non pas des « teatotallers » d’autrefois, mais des véritables philosophes qui passent leur vie à ruminer — c’est le terme qui convient le mieux ici — les plus hautes questions, s’est considérablement accru, et il augmente tous les jours ; le nombre des écrits philosophiques suit la même progression ; l’idéalisme sous sa forme spiritualiste pénètre dans toutes les classes de la société, depuis les couches inférieures qui sont visées par l’apostolat philosophico-évangélique du célèbre romancier Tolstoï, jusqu’à la jeunesse universitaire qui lit et admire M. Grote.

Au point de vue relatif auquel il convient de se placer pour juger les phénomènes d’ordre social, on ne peut que se réjouir de ce réveil de l’esprit spéculatif et de ces triomphes passagers de l’antique spiritualisme.

E. de R.