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ANALYSES.grote. Ma philosophie.

ment à l’étude de la psychologie, considérée comme science spéciale, et il fut assez heureux pour élaborer une théorie et une classification des sentiments, qui sont, dit-il, adoptées aujourd’hui par quelques psychologistes français (Paulhan, Fouillée). Mais tout en s’occupant de questions psychologiques, M. Grote continua à être obsédé par le désir — fort naturel et très louable, — de trouver une conception juste du problème philosophique, une définition exacte de la philosophie. Celle-ci n’eut d’abord pour lui qu’une valeur absolument individuelle ; il lui accorda ensuite une valeur esthétique générale ; plus tard encore, il y aperçut le domaine esthétique le plus élevé, l’art par excellence, ou « l’art de l’avenir ». Il commença dès lors à soupçonner que la vraie méthode philosophique ne pouvait être que la méthode subjective, qui élève le sentiment à la hauteur d’un moyen efficace de connaissance. M. Grote avoue qu’il a toujours cru à l’existence de Dieu et de l’âme, quoiqu’à l’époque de son aveuglement philosophique, il ait volontiers confondu l’idée de Dieu avec la notion de l’inconnaissable. Une étude approfondie du système de Bruno contribua encore plus à lui ouvrir les yeux sur une foule de vérités méconnues jusqu’alors. Il comprit que si la loi de l’uniformité des phénomènes naturels est le seul critérium de la vérité objective, le sentiment, qui est la manifestation en nous des lois de la nature, est la source unique d’où doit découler la connaissance de l’aspect subjectif des choses, des normes ou lois subjectives de la nature. Mais dans tous les sentiments qui agitent l’âme humaine, l’analyse découvre un résidu impersonnel : le beau, le bien, par exemple, existent tout autant en dehors qu’en dedans du sujet qui éprouve l’émotion esthétique ou morale. Le même fait se produit pour la conscience : à côté de la conscience humaine et en dehors d’elle, il y a la conscience des autres « êtres » et celle de « l’organisme entier de l’univers ». Cette dernière, qui est tout aussi personnelle que les deux premières, se manifeste d’abord dans celles-ci, et ensuite dans la finalité et l’harmonie générales du monde ; c’est là le germe de l’idée de Dieu, c’est là aussi le point de départ d’une théorie de l’âme à laquelle M. Grote attache une importance particulière. Comme il nous le dit lui-même, de dualisme en dualisme (pensée et sentiment, objet et sujet, science et philosophie, mécanisme et finalité, nécessité et liberté), il en arrive insensiblement au dualisme primitif de la matière et de l’esprit. La conscience universelle se manifeste dans l’esprit, qui est la force active de la nature, tandis que la matière en est la force passive, la force de résistance ; l’idée de force est par conséquent la synthèse qui résout définitivement le problème spiritualiste.

Mais je m’arrête là, jugeant inutile de poursuivre plus loin cette analyse très sommaire. Ce qui nous intéresse dans le cas de M. Grote, ce ne sont pas ses théories philosophiques, encore moins ses polémiques avec les archevêques qui font marcher de pair l’orthodoxie et la philosophie : c’est l’état des esprits en Russie, le rôle que la philosophie joue dans ce pays qui marche à grands pas vers une synthèse sociale