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GUARDIA.auguste comte

sophe sans préjugés. À seize ans, il parlait, agissait, raisonnait avec la maturité d’un homme fait. À vingt ans, il étonnait ses maîtres par la supériorité de sa raison et l’étendue de ses lumières. À vingt-quatre ans, il était en possession des lois générales qu’il devait exposer savamment dans son « Système de philosophie positive ».

Avec un pareil régime mental, très propre à produire chez d’autres, moins bien trempés, la déformation complète de l’organisme cérébral en voie de formation, il est aisé d’expliquer et l’insigne folie de son mariage, et le délire général qui le conduisit quelques mois après chez le docteur Esquirol, médecin d’aliénés. Il en sortit, avant pleine et entière guérison, avec une irritabilité nerveuse qui le poussa au suicide. On sait qu’il essaya de se noyer dans la Seine, et que cette tentative avortée mit fin à la crise (17 mai 1826, avril 1827).

Aucun acte de sa vie ultérieure ne prouve que sa raison ait subi depuis quelque nouvelle atteinte ; mais après avoir terminé chacune de ses grandes œuvres, il éprouvait une de ces commotions profondes qui secouent tout l’organisme. L’usure progressive du système nerveux minait une constitution naturellement solide, mais fortement ébranlée, dès les années décisives de l’adolescence, par un régime contre nature, par une diététique insensée.

De ces perturbations de la santé mentale, il n’est point permis de conclure contre la valeur intellectuelle d’un homme qui a pris rang parmi les plus illustres. D’autres cerveaux, aussi puissants que le sien, ont éprouvé des éclipses passagères, sans être condamnés pour cela à la déraison perpétuelle. Il y a des théoriciens qui ont singulièrement abusé des hallucinations de Socrate et de Pascal, des aberrations de Newton et d’autres fortes têtes. L’analyse des faits de ce genre doit avant tout peser les causes et le milieu. Si quelqu’un s’avisait de donner, comme pendant au livre célèbre du docte médecin Gabriel Naudé, l’apologie des grands hommes accusés de folie, il devrait commencer par s’enquérir à fond de l’étiologie et des influences sociales. L’étude des maladies mentales faite au point de vue historique ne comporte ni les subtilités ni les généralités de la métaphysique.

Bien que la distinction consacrée des fonctions supérieures soit aussi chimérique en réalité que celle, non moins classique, du physique et du moral, éléments inséparables, il convient néanmoins de faire la différence entre les aberrations mentales proprement dites, les lésions de la sensibilité et les vices de caractère.

Ce n’est pas sans motif que Lamennais, capable à tous les points de vue d’apprécier l’homme, disait de lui que c’était une belle âme qui ne savait où se prendre. Appréciation très juste, en somme, pour quiconque sait tout ce qu’Auguste Comte eut à souffrir de la malveillance active de ses émules, et des iniques rigueurs du sort. En lisant ce singulier recueil, si curieusement instructif, et, à certains égards, si édifiant l’auteur de cette étude a eu regret aux mots durs qu’il a employés autrefois en traitant cet homme vraiment supérieur et tout à fait mal-