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en plein jour, au moment même où la quantité de conscience répandue sur le mouvement ou sur l’idée est assez forte pour que leur présence soit décidément indiscutable.

L’idée peut maintenant disparaître : qu’elle aille ou elle voudra ; elle ne restera plus absolument étrangère. Est-ce à dire qu’elle nous réapparaîtra nécessairement un jour ou l’autre ? Non, car l’occasion peut manquer, mais il y a bien peu de chances pour qu’elle nous réapparaisse sans être aussitôt quelque peu reconnue. « Il y a bien peu de chances », disons-nous, car il peut y avoir réapparition sans reconnaissance. Nous entendions l’Africaine pour la septième fois. Au quatrième acte, trois mesures nous frappèrent d’admiration ; il nous sembla les découvrir. Malgré tous nos efforts pour les reconnaître, il nous fut impossible de nous trouver vis-à-vis de ce passage dans l’état de quelqu’un qui réentend. Et cependant nous réentendions : la chose n’est point douteuse. La mémoire a souvent de ces défaillances : l’habitude aussi. M. Bouillier cependant ne se laissera point convaincre. « La mémoire, nous dit-on, est une espèce d’habitude. Quelle est donc cette espèce ? S’agit-il seulement d’une habitude générale de l’esprit ou d’habitudes particulières relatives à chaque idée rappelée ? (p. 217). Il s’agit de l’un et de l’autre. Un pianiste encore inexpérimenté fait des gammes et des exercices : à force de répéter ces gammes et ces exercices il les exécute sans faute : habitude spéciale. À force de répéter ces exercices et ces gammes il parvient à rectifier son jeu. Donnez-lui un morceau à apprendre, il l’apprendra plus vite et pourra se tirer convenablement des passages difficiles sans avoir trop besoin de les répéter : habitude générale. On peut en dire autant de la mémoire : en même temps qu’elle permet à une idée déjà entrée dans la conscience à l’état fort d’y rentrer à nouveau à l’état faible, elle se fortifie elle-même : en s’exerçant à se rappeler ceci, on s’exerce à se rappeler cela ; en s’habituant à un acte on s’habitue à s’habituer. L’action de l’habitude et de la mémoire franchit les bornes de l’espèce et s’étend au genre tout entier. Ici encore l’habitude et la mémoire ont même fortune.

Nous avions réservé la question de savoir quelle lumière peuvent répandre sur le phénomène de la mémoire les conjectures des physiologistes. Il est certain qu’on peut être spiritualiste très sincère (comme Malebranche) et trouver dans ces hypothèses un semblant d’explication. Un jour, pensant aux normaliens surpris par la mort à l’entrée d’une brillante carrière, nous évoquions le souvenir du jeune Vallier. Puis nous remontions la série ascendante des promotions de l’école, jusqu’aux promotions voisines de la nôtre : notre attention se fixa sur un camarade que nous avions connu et aimé ; nous revîmes distinctement les traits de son visage : son nom nous échappa pendant plusieurs secondes. Ce nom était : Lallier. Voilà, semble-t-il, un défaut de mémoire qui peut recevoir une explication physiologique satisfaisante. Ne s’est-il point passé, à ce moment, dans notre esprit, ce qui a lieu lorsqu’un pianiste met le doigt sur des touches déjà pressées par d’autres