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Sa famille, d’ancienne bourgeoisie, timorée et sévère, n’avait pas approuvé cette alliance purement civile, qui fut consacrée plus tard et bénie par l’abbé de Lamennais. Malgré cette bénédiction tardive, le pauvre philosophe considérait ce mariage malheureux comme la faute la plus grave de sa vie. S’il ne peut oublier l’infidèle, même longtemps après la séparation, qui se fit sans intervention judiciaire ; s’il l’invective et la flétrit en toute occasion, il s’accuse aussi lui-même, et confesse en frémissant son irréparable sottise. Du reste cette femme, qu’il ne cesse de maudire, lui témoigna son dévouement dans cette longue crise cérébrale, comme il dit par un euphémisme digne d’un académicien, qui l’obligea de passer une demi-année dans un asile de fous ; et plus tard, bien après ce divorce à l’amiable, lorsque Auguste Comte sent les premiers rayons de sa gloire, elle était fière de porter son nom ; ce qui faisait dire au mari délaissé qu’elle avait attendu pour lui rendre justice d’avoir l’âge où la Maintenon se fit dévote.

Le mot est cruel autant qu’heureux, et prouve que le tempérament est un facteur qu’on ne saurait négliger en étudiant la vie intérieure des philosophes. Si Xanthippe était acariâtre et d’humeur querelleuse, du moins ne quitta-t-elle jamais le bon Socrate, dont la maison était pourtant si petite et si pauvre.

Il paraît qu’avant son mariage, Comte s’était engagé à devenir académicien ; comme il ne tint pas son engagement, le contrat fut rompu. Ce ne fut pas la seule infortune que lui valut son aversion pour l’Académie. Quand la haine académique eut réduit le philosophe à vivre péniblement des subsides qu’il devait à la générosité de ses disciples et à la libéralité de quelques partisans et admirateurs de sa doctrine, il continua de servir une pension alimentaire à l’indigne épouse, comme il dit, à laquelle il avait reconnu en se mariant un apport fictif de vingt mille francs, avec pleine communauté des biens actuels et futurs. Preuve évidente de désintéressement et de confiance.

S’il avait mieux rencontré, peut-être que sa vie eût été plus heureuse, du côté matériel et mondain, s’entend, sinon au point de vue intellectuel et moral ; car cette nature forte et inflexible, née pour de grandes choses, lancée comme un projectile qui obéit aux lois de la mécanique, suivit sans dévier sa trajectoire, et parvint au but désigné avec une rigueur géométrique. C’est en lui surtout que la logique de la vocation se développa, selon la méthode déductive, comme une série continue de théorèmes. Rien n’est plus exact que l’application qu’il faisait à ses propres travaux d’une pensée d’Alfred de Vigny, à savoir qu’une vie bien remplie n’est qu’une idée de jeunesse, réalisée dans l’âge mûr.

Or, cet homme qui ne vécut proprement que par la tête, malgré un tempérament ardent, très compatible avec un corps frêle et une âme mystique, cet homme dont le portrait représente, par la sévérité du costume et l’austérité de l’aspect, un prêtre en bourgeois, cet homme n’eut point de jeunesse. Dès l’âge de treize ans, absolument émancipé du côté de l’esprit, il pensait aussi librement que n’importe quel philo-