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GUARDIA.auguste comte

pas eu probablement à s’applaudir quelques-uns des exécuteurs testamentaires d’un maître généralement peu complaisant pour ses disciples, et plus enclin à noter leurs imperfections que leurs qualités. Il y a là des jugements sommaires, très durs dans leur brièveté. Ce sont les arrêts sans appel d’un juge clairvoyant et sûr de lui-même, mais juste le plus souvent, puisqu’il lui arrive de se rétracter, rarement, il est vrai, et encore plus pour aggraver que pour adoucir la sentence. Il exerçait la magistrature de son école comme un souverain arbitre, d’ordinaire avec une gravité sacerdotale, et parfois avec l’indignation et la colère d’une majesté outragée.

À voir ce masque impassible et froid comme le marbre, qui représente un homme tout en dedans, étranger en apparence aux vulgarités de ce monde, on ne devinerait pas le tumulte intérieur et l’agitation profonde d’une nature qui semble dépourvue de tempérament. Ce qui prouve combien les dehors sont trompeurs.

Ce génie, que maîtrisait l’idéal, avait des passions véhémentes et d’implacables rancunes. S’il pardonna quelquefois, il garda toujours le souvenir des injures ; preuve que le sentiment de l’injustice l’emportait de beaucoup chez lui sur la bonté.

La haine d’Auguste Comte pour ses persécuteurs académiques, qui parvinrent à lui ôter son gagne-pain, quelque légitime qu’elle fût, n’est rien en comparaison de l’impitoyable ressentiment dont il poursuit sa femme, qu’il avait épousée le 19 février 1825, à l’âge de vingt-sept ans, et dont il se sépara définitivement le 5 août 1842, « après dix-sept ans d’intimes souffrances, » dit-il amèrement.

Il y avait entre les deux époux incompatibilité d’humeur, de tempérament, de caractère et de goût. À force d’indulgence, le pauvre mari finissait par devenir ridicule. On lira les détails de cette lutte intestine et de ces querelles de ménage dont le récit remplit un grand nombre de pages, et dont la lecture attristera quiconque ne trouve pas à rire des infortunes conjugales d’un tel homme.

On conçoit que ce n’est point du vivant de sa veuve que pouvait paraître ce virulent réquisitoire contre elle ; ce qui explique suffisamment la publication tardive de cette sorte de mémoires posthumes.

Certes, la compagne infidèle du philosophe eut des torts très graves, d’autant plus graves que, plusieurs fois de suite, son mari se montra patient et indulgent jusqu’à la faiblesse ; mais le plus grave de tous, sans comparaison, ce fut de n’avoir pas reconnu à temps la supériorité d’un homme qu’elle était très capable de comprendre, son intelligence n’étant ni commune ni sans culture, mais qui, malgré sa supériorité, lui semblait inférieur à des académiciens, dont elle convoitait les honneurs, et même à des journalistes en vogue, tels que le sémillant et équivoque Armand Marrast, profondément méprisé de Comte. Le fait est que le parallèle devait être des plus humiliants pour un orgueilleux de cette taille, qui ne fut jamais ignorant de son propre mérite, et qui découvrait à peine quelques-uns de ses pairs, en fort petit nombre, dans l’histoire.