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positives en criminalité. Ce dernier sujet a été traité par M. Félix de Aramburu, professeur de Droit Pénal, doyen de la faculté et vicerecteur de l’Université d’Oviédo, en cinq longues et substantielles leçons, dont nous avons à louer d’abord la division et la succession méthodiques. Les titres seuls en témoignent assez : 1o la genèse de la nouvelle école ; 2o le délit ; 3o le délinquant ; 4o la peine ; 5o le jugement.

M. de Aramburu n’est pas seulement spiritualiste, il est chrétien ; et cela rend d’autant plus méritoire la modération de son langage dans sa lutte contre des principes qui révoltent, on le sent, sa conscience et sa foi. C’est à un chrétien du reste, ce me semble, qu’il appartient d’invoquer le libéralisme de Beccaria aussi bien que de rajeunir le déisme usé de Voltaire ; Voltaire et Beccaria sont, bien plus qu’ils ne pensent, fils de Jésus. Rien n’est peut-être plus originalement propre au christianisme que sa manière de comprendre la faute et l’expiation. Il a interiorisé l’une et l’autre ; il a inventé le péché, il a inventé la réhabilitation par la pénitence[1] ; et, s’il a dogmatisé le péché originel qui fait de tout homme un criminel-né, il a imaginé la rédemption qui réserve l’espoir du salut, Le pessimisme chrétien est un précipice profond, mais béant vers le ciel. Auparavant on connaissait le délit, conçu utilitairement ou superstitieusement, extérieurement toujours, comme un préjudice matériel, comme un outrage fait à l’amour-propre d’un roi ou d’un dieu qui se venge d’un acte contraire à son caprice, sans se préoccuper de l’intention de l’auteur ; mais on ignorait le péché, conçu comme une maladie de l’âme, comme une souillure toute spirituelle à laver dans l’intérêt du coupable, encore plus que dans l’intérêt de ses semblables. On connaissait l’aveu forcé arraché par la torture ; mais la confession spontanée, on n’en avait pas le soupçon. On connaissait la peine, on ne connaissait pas la pénitence. Le christianisme est, avant tout, comme dogme, une théorie mystique de droit pénal (la chute, l’hérédité fatale, le rachat divin) ; comme morale, un système pénitentiaire terrestre et supra-terrestre. Il est né moins, comme le bouddhisme, d’un sentiment poignant des douleurs humaines, que d’un regard perçant jeté sur les fautes humaines, sur l’universalité du mal moral et la profondeur de ses racines, et aussi d’une immense pitié pour « le pauvre pécheur ». Sommes-nous encore chrétiens ? se demandait Strauss avec anxiété dans son dernier ouvrage ; et, passant en revue les démentis infligés par la science moderne à tant d’articles de foi, il croyait devoir répondre négativement. À notre tour posons-nous la même question ; c’est le cas ou jamais. Car, alors même que sur tous les autres points nous serions déchristianisés à fond, si, en matière de responsabilité et de pénalité, nos doctrines les plus avancées, les plus positivistes retiennent elles-mêmes quelque sentiment de commiséra-

  1. Il serait plus vrai de dire, peut-être, qu’il a vulgarisé ces conceptions. Elles existaient déjà dans quelques milieux d’élite, dans l’école stoïcienne par exemple, mais en germe et sans grande force d’expansion.