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d’être fondée sur les profondeurs de l’organisme humain. Il pourrait n’en pas être ainsi si l’humanité ne datait que de quelques milliers d’années ; mais, si elle a des milliers de siècles derrière elle, il est plus que probable que, sur quelques points fondamentaux au moins, les meilleures règles de conduite à suivre pour satisfaire socialement les besoins de la vie en ce qu’ils ont d’immuable, ont eu le temps d’apparaître et de prévaloir çà et là et qu’il ne reste plus qu’à les dégager, les fortifier et les répandre. Je ne saurais donc admettre, en morale, c’est-à-dire en ce qui touche aux conditions les plus élémentaires et les plus constantes de la vie sociale, — je ne dis pas au même degré en politique où les relations à régler se compliquent et se renouvellent d’âge en âge, je ne dis pas le moins du monde en science et en industrie, — cette présomption de progrès qui semble s’attacher maintenant aux innovations. La morale, j’entends la morale naturelle, essentielle, est beaucoup moins jeune que M. Battaglia ne paraît le penser ; et je ne sais pourquoi l’école évolutionniste en général se croit intéressée à chercher les preuves de sa prétendue jeunesse. Pas plus dans les sociétés qu’au sein des espèces vivantes la permanence des caractères typiques, moyeu de la roue de l’évolution en marche, n’est une objection à faire au transformisme. Buckle peut passer pour un précurseur du darwinisme historique ; ce qui ne l’empêchait pas de signaler l’immutabilité fondamentale de la morale. M. Garofalo est spencérien ; il n’en exposait pas moins, ici même, avec sa lucidité habituelle, sa théorie du délit naturel, propre à toutes les époques et à tous les peuples. Et qui se fût attendu à voir Spencer lui-même, sans nulle inconséquence pourtant selon nous, restaurer magistralement le droit naturel dans son Individu contre l’État ? Droit naturel, délit naturel, notions vagues peut-être[1], mais qui s’imposent aux esprits les moins prévenus en leur faveur. On a beau nous dire que telles ou telles tribus sauvages ignorent la distinction du bien et du mal ou que leur idée du bien et du mal n’a rien de commun avec la nôtre, parce qu’elles pratiquent l’infanticide ou le meurtre (pieux et filial) des parents âgés. On en pourrait dire autant des Romains et des Grecs, sous prétexte qu’ils pratiquaient l’esclavage et la vente des enfants par le père de famille.

  1. Je dois avouer, en ce qui me concerne, que j’avais une prévention contre elles, et même, dans un autre écrit, je me suis prononcé pour le relativisme le plus complet en morale. Mais, après de nouvelles réflexions, je conviens qu’il y a en morale une part d’absolu, d’absolu relatif bien entendu. Ce qu’il y a, au fond, de similaire dans les mœurs et les lois des sociétés sans que l’imitation ait agi, — ce qu’il y a de constant dans leurs mœurs et leurs lois en dépit des révolutions religieuses, politiques, industrielles, artistiques, provoquées par la série en partie accidentelle de leurs découvertes et de leurs inventions, — tout cela s’explique par le groupe de caractères spirituels qui composent la constitution spécifique de l’esprit humain. Mais cette constitution est ce qu’elle est par suite de causes et de rencontres de causes qui ont, à tâtons sinon au hasard, élaboré l’homme dans le lointain passé. Ainsi, dans cette manière de voir, le relativisme n’est pas supprimé, il n’est que rejeté dans un ordre inférieur et plus fondamental de faits.