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recueillement quasi claustral, du fond de sa solitude austère, cet anachorète de la philosophie, résolu et tenace comme un martyr, finit par remuer profondément le monde des idées. Sa doctrine a inauguré une ère nouvelle, et son nom marque depuis plus de quarante ans une date ineffaçable dans l’évolution des esprits. Quoiqu’il ne recherchât point la popularité, quoiqu’il n’eût point les dons naturels qui conquièrent le suffrage universel des têtes pensantes, il est devenu populaire. Jamais l’Occident n’eut peut-être un philosophe aussi généralement connu. La notoriété universelle est venue tard, à son heure ; de là cette force de croissance qui en garantit la durée.

La recherche de la vérité, et c’est la meilleure définition de la philosophie, a d’irrésistibles attraits. Ainsi s’explique le souverain ascendant de Comte sur son entourage. Ce maître peu avenant, impérieux jusqu’au despotisme, ne souffrant pas la discussion, a trouvé, de son vivant, des disciples dociles, dévoués, dont la plupart sont restés fidèles à sa mémoire ; et pas un d’eux n’a essayé, du moins ouvertement, de le supplanter. Ceux-là mêmes qui l’abandonnèrent quand il eut poussé jusqu’à l’extrême les conséquences de son système, continuent de suivre la philosophie positive ; et les autres, avec plus d’abnégation et autant de courage, ont adopté pleinement la politique et la religion du chef de la famille.

Ces derniers ont fait acte de déférence héroïque, en publiant, dès qu’ils l’ont pu décemment, l’œuvre d’outre-tombe, où cet homme extraordinaire a consigné méthodiquement, selon sa coutume, ses sentiments les plus intimes de haine et d’amour, de révolte et de revanche, ses passions en un mot, avec une volonté très ferme et une sérénité surhumaine. À l’aide de ce précieux recueil de notes secrètes et de documents authentiques, il est plus facile de connaître Auguste Comte intus et in cute, que par les biographies qui ont suivi de trop près son décès pour être de tout point impartiales et véridiques. Puisque le témoin principal a déposé lui-même sans réticence, on ne saurait instruire son procès sans tenir compte de son témoignage, en le soumettant à l’enquête médico-psychologique dont il a fourni les matériaux[1].

I

Le trait le plus saillant de ce recueil étrange, c’est l’ordre minutieux qui a présidé à la collection lentement formée d’un si grand nombre de pièces justificatives. Il suffit de les parcourir pour y trouver à toutes les pages cet esprit mathématique de coordination qui dominait chez le grand classificateur. L’abstraction est poussée à tel point, que les personnes elles-mêmes y figurent comme des quantités représentées par des chiffres ; ce qui permet de les traiter avec un sans-gêne dont n’ont

  1. Testament d’Auguste Comte avec les documents qui s’y rapportent, publié par ses exécuteurs testamentaires, conformément à ses dernières volontés. Paris, 10, rue Monsieur-le-Prince, septembre 1884, 1 vol.  grand in-8o de 570 pages.