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REVUE GÉNÉRALE.psychologie criminelle

pour se bien nourrir, l’homme est obligé de tuer ses enfants ou de manger ses compagnons, ou de voler, « le vol, l’homicide, l’anthropophagie, dans de telles conditions, sont des actes très moraux, et le respect de la vie humaine serait immoral » ; n’est-ce pas évidemment se contredire ? Si l’égoïsme est « l’unique mobile des actions humaines, même de l’héroïsme du martyr », les tyrans ont raison d’opprimer les peuples, et le Romain qui engraissait ses murènes avec ses esclaves témoignait d’une moralité raffinée. Je sais bien que ces maximes à grand fracas sont chères aux publicistes d’un tempérament proudhonien, et qu’il ne faut pas les juger sur ces étiquettes. Ma surprise serait plus grande si je trouvais les mêmes formules sous la plume de M. Filippo Turati ou de M. Colajanni, socialistes d’un tout autre genre. Je ne me scandaliserai pas non plus de certain passage où M. Battaglia s’étonne que les amants se cachent pour s’unir, tandis qu’ils ne se cachent pas pour manger. « Cependant, observe-t-il judicieusement, manger et engendrer sont deux fonctions à remplir ; et si la première peut être faite en particulier, l’autre devrait être faite en public, puisque celle-ci est dans l’intérêt de la société. » C’est sans doute à cause de telles hardiesses que M. Battaglia, comme il nous l’apprend lui-même humoristiquement à la première page de son livre, en le dédiant à Mme Battaglia, n’a pu trouver d’éditeur et a dû s’éditer lui-même.

C’est fâcheux pour les éditeurs ; car, en vérité, il n’y a pas que de la franchise et de l’audace, il y a beaucoup de vigueur et même de justesse dans l’ensemble du volume. L’auteur, d’accord en ceci avec Marro, se prononce contre la théorie atavique de Lombroso et assimile le criminel au malade, au fou, non au sauvage. Il croit à l’importance majeure des causes sociales et tend à atténuer la portée des excitations physiques, par exemple du climat. Il tient pour certain que la civilisation, en somme, a considérablement refoulé la criminalité et il invoque M. Poletti à ce sujet. Il est d’avis que, si notre civilisation moderne était débarrassée des éléments traditionnels qui l’encombrent et la contrarient, elle produirait une amélioration morale immense. Si donc. elle s’accompagne momentanément d’une certaine augmentation de délits, ce n’est pas aux partisans de la tradition qu’il appartient de le lui reprocher, puisque ce mal est leur fait. — Ce qu’il y a de vrai dans cette idée, à notre avis, c’est seulement la reconnaissance de cette vérité que l’immoralité d’une époque tient avant tout à sa confusion de principes, à l’opposition des dogmes anciens et nouveaux qui s’y disputent les âmes. Le retour à l’unité mentale, d’ailleurs, et à la moralité peut s’accomplir par l’élimination des nouveautés aussi bien que par celle des traditions ; et il n’y a pas plus de motif de souhaiter que de prédire à priori la défaite complète des éléments traditionnels. Ce qui est antique dans nos sociétés y doit son antiquité sans nul doute à son triomphe fréquent dans le passé sur les innovations malheureuses, objet d’un éphémère engouement, et son triomphe lui-même a sa raison