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caractère, en un mot, est une alluvion de l’intelligence[1] il pourra sembler naturel de voir la décomposition s’attaquer au cœur de l’arbre avant de gagner l’écorce et l’aubier.

Dans son étude sur les causes du délit, Marro se prononce pour le role secondaire des causes sociales. Mais cette conclusion, ce me semble, est peu en rapport avec ses prémisses. Par exemple, entre toutes les causes appelées par lui naturelles, il en est une qu’il a eu le mérite de mettre en relief : c’est l’âge des parents au moment de la conception. Une statistique minutieuse lui a révélé ce fait curieux que les malfaiteurs, comparés aux normaux, se présentent comme conçus dans des conditions défavorables, à cause de l’âge ou trop précoce ou trop avancé de leurs progéniteurs. Notons que les progéniteurs trop jeunes abondent surtout dans la parenté des voleurs, les parents trop âgés dans celle des escrocs et des assassins. C’était à prévoir, d’après l’auteur, la vieillesse étant caractérisée par l’insensibilité et le mécontentement ou par la tendance au délire de la persécution, double cause de l’homicide. À l’appui, autre statistique, d’où il résulte que les pères et mères jeunes ont, bien plus souvent que les pères et mères vieux, des enfants gais, optimistes, non mélancoliques. — Je demanderai, en passant, si cette considération n’expliquerait pas en partie le pessimisme de nos nouvelles générations : on se marie de plus en plus tard, surtout chez les peuples qui sont à la tête de la civilisation et dans les classes supérieures. De là non seulement de moins en moins d’enfants dans les familles, mais aussi des enfants de moins en moins gais. Et l’on s’étonne après cela de voir disparaître la vieille gaieté française ! — Est-ce à dire qu’il faille se marier à peine au sortir de l’adolescence ? Mais autre statistique encore, celle-ci tendant à prouver que les enfants d’une intelligence éminente sont le privilège des parents d’âge assez mûr.

Or, j’admets tout cela, et même que les fils de pères âgés sont plus particulièrement affectés de folie morale (ce qui, soit dit encore entre parenthèses, pourrait jeter quelque jour sur l’affaiblissement du sens moral dans certains milieux très civilisés à notre époque). — Mais je ne puis admettre que la cause signalée soit uniquement, ni même principalement, naturelle. Car n’est-ce pas un ensemble d’influences sociales d’un ordre économique ou religieux qui déterminent l’âge du mariage ? N’est-ce pas la coutume impérieuse ou la mode contagieuse, l’éducation ou l’instruction, qui règle ce point capital, qui agit à cet instant psychologique de la vie ? La richesse ou la pauvreté, la foi ou l’irréligiosité, la vie sédentaire au foyer natal ou la vie errante à l’étranger, les rencontres et les accidents de l’existence aux champs ou dans les villes, la rareté ou la densité de la population dans le milieu où l’on se trouve

  1. Le savant encyclopédiste M. Caporali, qui fait le tour de force de diriger et rédiger à lui seul la Nuova scienzia, dirait que l’intelligence est du caractère qui se fait. Je signale, à ce propos, sa profonde et habituelle distinction entre la nature qui se fait et la nature faite.