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LES SENTIMENTS INTIMES D’AUGUSTE COMTE


Jamais homme ne fut plus vivant, après sa mort, que celui dont l’existence laborieuse et tourmentée s’écoula presque tout entière dans l’ombre et le silence. Non pas qu’il fût indifférent à la renommée durable qu’on appelle la gloire, malgré son orgueil de mathématicien et de pontife, qui était formidable ; mais la méditation solitaire et la poursuite obstinée d’un grand dessein l’arrachèrent au tourbillon du monde, aux exigences du besoin de parvenir. Entraîné par une vocation impérieuse, ou, c’est tout un, par une forte et inflexible volonté, il eut la rare fortune d’échapper à l’engrenage des intrigues académiques, qui absorbent la meilleure part du temps des savants ambitieux et cupides, y compris les philosophes de profession.

Ce solitaire de la pensée abstraite, profond métaphysicien, quoi qu’on en dise, ne sentit point la piqûre cuisante de cet aiguillon qui fait courir les ambitions vulgaires vers ces centres officiels et classiques où se pressent en se foulant les gens avides de bruit, d’honneurs et d’argent, impatients d’endosser une livrée galonnée, et d’ajouter à leur nom des titres qui les mettent en relief. Content d’être ce qu’il était, un savant qui pense, sans plus, Auguste Comte ne chercha point à paraître, à parader, à faire la roue, comme ces parvenus de l’intelligence, qui sont à la fois si vaniteux et si plats.

Cette distinction originale lui venait évidemment de la conscience qu’il avait de son propre mérite ; mais elle est si peu commune, même dans les hautes régions où la sagesse a établi sa demeure, qu’il la faut signaler comme une rareté. Cherchez à la loupe l’acarus du charlatanisme, vous n’en trouverez nul vestige dans cette organisation singulière. La grandeur de sa tâche le préserva des petitesses humaines. « Les deux grandes élaborations que j’ai successivement accomplies, dit-il avec une simplicité fière, ont surtout consisté, l’une à comprendre le passé, l’autre à déterminer l’avenir. » Le présent ne compte pas pour un esprit capable d’un tel labeur.

S’il est vrai que le génie n’est qu’une longue patience, nul ne saurait le dénier à celui qui a longuement, lentement élaboré un vaste système, en y pensant constamment. C’est à ce prix que se font les œuvres mémorables, et que se fondent les hautes renommées. Récompensé de son