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néanmoins le nommer un corps, ce mot a désormais deux significations : l’une, toute nouvelle, à savoir celle d’un espace vide ; l’autre, ancienne et communément reçue, celle d’une substance matérielle. Et la ressemblance des noms ne fera pas celle des choses, ni leur conformité, celle des propriétés de part et d’autre. On aura toujours, ici, un espace immobile, mais qui se prête à tous les mouvements des corps, un espace dont les différentes parties peuvent se pénétrer, n’opposant aucune résistance l’une à l’autre ; et là, une matière mobile et impénétrable. Pascal s’en tient à cette idée de la matière ou du corps, il reste physicien, sans autre ambition, et se refuse à confondre les choses réelles et concrètes avec l’espace vide et imaginaire des géomètres[1].

Il se met, d’ailleurs, peu en peine de ceux qui, avec Descartes, ne reconnaissent d’autre réalité que les corps et les esprits, l’étendue et la pensée ; et, n’essayant pas de faire rentrer de force l’espace dans une de ces deux catégories, il se contente de dire que l’espace, c’est l’espace, non pas un rien, non pas un corps cependant ; mais l’espace est aussi éloigné du néant que du corps réel. De même le temps est le temps[2]. Définition peu philosophique, sans doute, mais bien conforme à l’esprit de Pascal, qui est avant tout un savant, rompu dès le jeune âge à toutes les exigences d’une rigoureuse méthode, et qui aime mieux, devant certains problèmes, confesser ingénument son ignorance, que de les résoudre par tous moyens, sauf à n’apporter que des solutions illusoires, et qui choquent le sens commun. « Je vous laisse à juger, écrivait-il à M. Le Pailleur, lorsqu’on ne voit rien, et que les sens n’aperçoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fondé, ou de celui qui affirme qu’il y a quelque chose, quoiqu’il n’aperçoive rien, ou de celui qui pense qu’il n’y a rien, parce qu’il ne voie aucune chose » [3].

Ainsi, loin d’introduire des conceptions métaphysiques dans la science, Pascal ne veut pas même, lorsqu’il s’occupe de physique, accepter certaines hypothèses dans l’intention de préparer plus tard le terrain à la géométrie. Les philosophes peuvent lui reprocher en cela quelque étroitesse de vue. Mais l’exactitude et la précision de ses découvertes étaient peut-être à ce prix, et les savants, à coup sûr, auraient mauvaise grâce à s’en plaindre.

(La fin prochainement.)
Adam.

  1. Lettre à M. Le Pailleur, t.  III, p. 56 des Œuvres complètes de Pascal, petite édit. in-18, Hachette.
  2. Ib., t.  III, p. 53.
  3. Ib., t.  III, p. 56.