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ADAM.pascal et descartes

dimensions. Quant aux autres qualités sensibles, sons, couleurs et le reste, on ne pouvait, pensait-il, en obtenir une connaissance vraiment scientifique qu’à la condition de n’étudier en elles que ce qui se prête à une mesure exacte et précise, en attendant ici comme partout la déduction géométrique. Non content de proposer cette théorie comme une hypothèse commode, Descartes entreprit de la démontrer ; et se faisant une règle de ne recevoir pour vrai, ou pour réel, que ce qui est clair et distinct à l’esprit, il en vint à ne reconnaître comme la seule réalité, aux yeux du savant, que ce qui est suceptible de recevoir la forme de la géométrie. De là cette définition du corps ou de la matière : un corps est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur ; ou bien celle-ci : la même étendue en longueur, largeur et profondeur qui constitue l’espace constitue le corps[1].

La première conséquence de cette définition était que tout est plein dans la nature. Et Descartes défend avec habileté cette thèse contre le prétendu témoignage des sens. Quoi donc, lui objectait-on, l’espace n’est-il pas vide ? Sans doute, répondait-il, mais comme on dit qu’une cruche est vide, lorsqu’elle ne contient que de l’air ; comme un vivier où il n’y a pas de poisson est vide, quoiqu’il soit plein d’eau ; comme un vaisseau est vide, lorsque, au lieu de marchandises, on ne le charge que de sable, pour le lester. L’espace est vide, lorsqu’il ne contient rien qui soit sensible à la vue, au toucher, etc., mais il contient néanmoins quelque chose, à savoir une matière créée, une substance étendue, il se contient lui-même[2].

Car enfin l’espace n’est pas un rien absolu, un pur néant. Le néant n’a point de propriétés, on n’en peut rien dire ni rien connaître en aucune façon. Quelle différence avec l’espace ou l’étendue des géomètres, dont ceux-ci démontrent tant de choses, et où ils trouveront toujours, avec leurs figures, de quoi démontrer à l’infini ! Comment douter après cela que l’étendue ne soit une réalité véritable, et laquelle, sinon la matière même ou le corps ?

Mais Pascal démêle bien le défaut de cette argumentation. Elle consiste à ériger une définition de nom en définition de chose, à s’imaginer qu’on connaît la nature ou l’essence même du corps, parce qu’on lui a imposé un nom arbitraire, celui d’étendue ou d’espace. Il plaît au P. Noël de nommer corps ce vide apparent qui est au haut du tube, en quoi il est parfaitement libre. Mais cet espace vide ne devient pas un corps pour cela, pas plus que si on l’avait nommé huile, esprit, etc., il ne serait devenu aucune de ces choses. Ou si l’on veut

  1. Principes de philosophie, partie II, § 10 et 11.
  2. Ib., partie II, § 16 et 17.