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sont les soutiens utiles et souvent indispensables de la moralité. Assurément ces deux idées ne coïncident pas et on peut agir contrairement aux usages sans offenser la morale. Les actions que commandent les mœurs ne sont pas bonnes par elles-mêmes, mais seulement parce qu’elles ont pour effet de rendre impossibles ou très difficiles d’autres actions moralement mauvaises. Ce sont des mesures préservatrices ; elles sont destinées non à combattre un mal, mais à le prévenir ; elles ont un caractère prophylactique. S’il est contraire à la coutume qu’une jeune fille sorte seule le soir, c’est qu’à ce moment sa vertu est plus exposée. En un mot ce que les mœurs défendent n’est pas mauvais en soi, mais dangereux : elles sont à la morale ce que la police de sûreté est au droit. Leur valeur morale est donc réelle, mais dérivée ; aussi, en cas de conflit avec la morale, ce sont elles qui doivent céder. L’auteur vérifie ces propositions générales par une minutieuse analyse des mœurs, qui n’occupe pas moins de 450 pages du deuxième volume et qui doit se continuer dans le volume suivant qui n’est pas encore paru. C’est aussi là que nous trouverons la théorie de la moralité proprement dite.

Tel est le plan d’un ouvrage qui semble être resté fort inconnu en France, quoiqu’il ait fait un certain bruit en Allemagne. Assurément les réserves que nous pourrions faire sont nombreuses. La psychologie de M. Ihering est vraiment d’une extrême simplicité. Quoiqu’il ne soit pas utilitaire, il fait jouer au calcul et aux sentiments intéressés un rôle démesuré dans la formation des idées morales et il semble ignorer que, dès l’origine de l’évolution humaine, il y avait chez l’homme d’autres mobiles, aussi puissants. Enfin, par suite de ses habitudes de juriste, il lui arrive d’attacher à la forme extérieure des choses une importance exagérée. Mais, quoi qu’il en soit de toutes ces objections, M. Ihering n’en a pas moins eu le mérite de sentir et d’indiquer clairement de quelle manière la morale peut devenir une science positive. Le chapitre où il expose la méthode qui convient à la « morale de l’avenir » est excellent. Son livre reste un intéressant effort pour rapprocher la philosophie du droit du droit positif. De plus il a rendu un grand service à la morale en y intégrant définitivement l’étude des mœurs : c’était une idée que M. Wundt vient de reprendre et nous verrons tout ce qu’il en a tiré.

(La suite prochainement.)
Durkheim.