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DURKHEIM.la morale en allemagne

publique à laquelle personne du haut en bas de l’échelle sociale ne peut se soustraire. Parce qu’elle ne se fixe pas en formules trop précises, la morale a quelque chose de plus souple et de plus libre que le droit, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi. L’État est un mécanisme trop grossier pour régler les mouvements si complexes du cœur humain. Au contraire, la contrainte morale qu’exerce l’opinion publique ne se laisse arrêter par aucun obstacle ; subtile comme l’air, elle s’insinue partout, « jusqu’au foyer de la famille, jusque sur les marches du trône ». Le droit ne se distingue donc pas seulement de la morale par des caractères extérieurs, mais par des différences intrinsèques ; seulement, dans l’état où est actuellement l’ouvrage de M. Ihering, on ne voit pas encore clairement en quoi elles consistent. Tout ce qu’on peut dire c’est que la morale s’étend beaucoup plus loin que le droit. Les actions qu’elle nous commande ne sont pas nécessaires au même titre que celles que nous prescrit le droit. En un mot le droit est comme le minimum de morale absolument indispensable pour que la société puisse durer.

Après avoir démontré ces principes d’une manière générale, M. Ihering entreprend de les établir inductivement. C’est la partie tout à fait neuve du livre ; une quantité considérable de faits sont apportés à l’appui de la thèse. L’auteur interroge d’abord les langues et fait voir qu’elles sont d’accord avec sa doctrine, à la suite d’une longue analyse qui ne peut être résumée (II, 15-95). Puis il aborde directement et par le détail les différentes formes de l’obligation morale, ou, comme il dit, les différents degrés de la moralité. Il en distingue deux, non compris le droit dont il a été question : les mœurs et la moralité proprement dite.

Pour définir les mœurs il croit devoir les distinguer de la mode et il est ainsi conduit à donner de celle-ci une théorie fort ingénieuse. Le plus souvent on a rapporté les modes à des motifs tout individuels, comme l’amour du changement ou le goût de la parure. Mais cette explication n’est pas la vraie, car ces motifs sont éternels, tandis que la mode, caractérisée par sa capricieuse instabilité, est un phénomène tout récent. La vraie cause en est sociale : elle est due au besoin qu’ont les classes supérieures de se distinguer extérieurement des classes inférieures. Comme celles-ci de leur côté tendent sans cesse à imiter les premières, la mode se répand dans la société par voie de contagion. Mais, d’autre part, comme elle a perdu toute sa valeur une fois qu’elle est adoptée par tout le monde, elle est condamnée par sa nature à se renouveler sans interruption.

N’ayant d’autre origine que la vanité des classes, elle est en dehors de la morale. Mais il n’en est pas de même des mœurs qui