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même maintenant que l’ancien rapport entre le droit et la force soit provisoirement rétabli ; que la force, au lieu de se laisser régler par le droit, le renverse pour en créer un nouveau. C’est ce qui arrive dans tous les coups d’État et les révolutions ; et il ne faut pas condamner systématiquement et au nom d’un principe abstrait cet emploi de la force. Le droit n’est pas chose sainte par lui-même ; c’est un moyen en vue d’une fin. Il n’a de valeur que s’il remplit bien sa fonction, c’est-à-dire s’il assure la vie de la société. La rend-il au contraire impossible ? Il est tout naturel alors que la force intervienne et reprenne pour un moment la place qu’elle avait autrefois. Primum vivere.

En résumé, le droit c’est « l’ensemble des conditions d’existence de la société assurées au moyen d’une contrainte extérieure par la force dont dispose l’État (I, 511). »

Malgré le titre de son livre, M. Ihering ne se contente pas de déterminer la fin du droit, mais il cherche aussi quels sont les motifs qui poussent l’homme à le respecter. Sans doute le motif le plus général et le plus puissant c’est l’égoïsme, et c’est à lui surtout que s’adresse la contrainte exercée par l’État. Mais il s’en faut qu’il suffise. Si l’ordre juridique tout entier ne reposait que sur la crainte, la société ne serait plus qu’un bagne où les hommes ne marcheraient qu’en voyant le fouet levé sur eux. Pour que la société soit possible, il faut donc qu’il y ait en nous des sentiments désintéressés. Ces penchants, dont les deux types principaux sont l’amour (die Liebe) et le sentiment du devoir (das Pflichtgefühl), dépassent le domaine du droit et appartiennent à celui de la pure moralité (die Sittlichkeit) ; sans celle-ci le droit ne peut donc se maintenir. C’est ainsi que, sortant du cadre qu’il s’était d’abord tracé, M. Ihering est amené à esquisser toute une doctrine de morale. L’exposition en commence avec le tome deuxième et doit se continuer dans le tome trois qui n’est pas encore paru : cependant on peut dès maintenant en indiquer les lignes générales.

La morale a le même objet que le droit : elle aussi a pour fonction d’assurer l’ordre social. C’est pourquoi, comme le droit, elle se compose de prescriptions qu’une contrainte au besoin rend obligatoires. Seulement cette contrainte ne consiste pas dans une pression extérieure et mécanique, mais elle a un caractère plus intime et plus psychologique. Ce n’est pas l’État qui l’exerce, mais la société tout entière. La force qui en est la condition n’est pas concentrée dans quelques mains nettement définies, mais est comme disséminée dans toute la nation. Elle n’est autre chose que cette autorité de l’opinion