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DURKHEIM.la morale en allemagne

même on s’en tient à cette définition toute négative du droit, il n’est pas difficile d’en déduire des conséquences parfaitement positives. L’individu n’est pas séparé de ses semblables par un abîme, mais ils sont tous tellement pressés les uns sur les autres que l’un d’eux ne peut pas remuer en quelque sorte sans que tous les autres s’en ressentent. Il n’est donc pas une de nos actions qui n’intéresse autrui, qui ne puisse lui nuire et par conséquent ne puisse devenir l’objet de mesures législatives. Avec la formule de Mill, dit fort justement M. Ihering, je me charge de réduire à rien ou à peu de chose la liberté de l’individu. Aussi n’est-ce que grâce à une argumentation souvent scolastique que Mill parvient à esquiver les conséquences de son principe et à concilier sa doctrine avec certaines prescriptions du droit positif dont aucune société ne peut se passer.

Telle est la fin du droit. Le moyen par lequel elle se réalise, c’est la contrainte. On peut dire que sur ce point tous les moralistes de l’école que nous étudions sont unanimes : tous font de la contrainte la condition externe du droit. Mais il y a plusieurs sortes de contraintes ; il y a celle qu’exerce un individu sur un autre individu ; il y a celle qui est exercée d’une manière diffuse par la société tout entière sous la forme des mœurs, de la coutume, de l’opinion publique ; enfin il y a celle qui est organisée et concentrée dans les mains de l’État. C’est cette dernière qui assure la réalisation du droit. Là où elle n’est pas présente, il n’y a pas de droit et il est d’autant plus inconsistant qu’elle est moins bien organisée. C’est ce qui maintient aujourd’hui encore le droit international dans cet état d’incohérence et de confusion d’où il ne sortira pas de sitôt.

Non seulement la force est la compagne inséparable du droit, mais c’est d’elle qu’il est sorti. À l’origine, le droit n’est autre chose que la force se limitant elle-même dans son propre intérêt. Dans le monde matériel et aussi chez les hommes primitifs, quand deux forces sont en lutte, le conflit ne cesse que par l’anéantissement de la plus faible. Mais les hommes ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’il était souvent plus économique de ne pas aller jusqu’à l’écrasement de l’adversaire ; de là viennent l’institution de l’esclavage, celle des contrats et des traités de paix, forme première du droit. Tout traité en effet est une règle qui met un frein à la puissance du vainqueur : sans doute, c’est le vainqueur qui se l’est imposée à lui-même, mais il n’en constitue pas moins un droit au profit du vaincu. Ainsi dans le principe c’est la force qui est l’essentiel et le droit n’est que secondaire. Aujourd’hui la relation de ces deux termes est renversée et la force n’est plus que l’auxiliaire, que la servante du droit. Mais il ne faut pas juger le passé d’après le présent. D’ailleurs il peut se faire