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Si je la dissipe follement, la loi intervient et m’en retire l’administration, » S’il est un droit qui semble être uniquement institué en vue de l’individu, c’est bien celui de la propriété, et c’est bien en effet ce qu’on enseigne dans les écoles. M. Ihering fait voir sans peine combien cette théorie est peu d’accord avec les faits. Est-ce que le droit d’accession, de réquisition, d’expropriation, est-ce que les servitudes qui me sont imposées parfois sans mon consentement ne sont pas autant de violations de ce droit soi-disant inviolable ? Chaque jour cette immixtion du droit dans la sphère des intérêts privés devient plus grande. On s’en étonne et on s’en plaint, on crie à l’abus de réglementation et au socialisme d’État ; mais c’est qu’on juge les faits d’après un principe a priori et un idéal abstrait qui ne peut s’adapter à la réalité. Les animaux supérieurs ont un système nerveux plus compliqué que les animaux inférieurs ; de même, à mesure que les sociétés s’accroissent et se compliquent, leurs conditions d’existence deviennent plus nombreuses et plus complexes, et voilà pourquoi nos codes grossissent à vue d’œil. Que de choses qui semblaient un luxe autrefois sont aujourd’hui nécessaires et imposées à ses membres par la société : c’est le cas par exemple du service militaire et de l’instruction élémentaire. Il semble même à l’auteur que le cercle de la vie strictement individuelle aille toujours en se rétrécissant et que le vieux droit romain ait été beaucoup plus respectueux que le nôtre de l’indépendance personnelle. Sous cette forme, l’affirmation est, il est vrai, absolument fausse. Avec le progrès, la personne humaine se distingue de plus en plus du milieu physique ou social qui l’enveloppe et prend le sentiment d’elle-même : la liberté, dont elle jouit, s’accroît en même temps que ses obligations sociales. Il y a là un phénomène obscur, contradictoire en apparence et qui, à notre connaissance, n’a pas encore été expliqué. Le progrès social a deux faces qui semblent s’exclure l’une l’autre : aussi la plupart du temps n’en voit-on qu’une. Il est cependant certain que l’action de l’État s’étend de plus en plus loin sans qu’il soit possible de lui assigner, une fois pour toutes, une limite définitive.

Cette théorie vient se heurter, il est vrai, à la doctrine du droit naturel, d’après laquelle la seule fonction du droit serait de protéger les individus les uns contre les autres. On représente ainsi la société comme une vaste ménagerie de bêtes sauvages que le législateur tient à distance les unes des autres et parque dans leurs cellules respectives, afin d’éviter qu’elles ne s’entre-dévorent. Seulement les doctrinaires de cette école méconnaissent la nature vraie de la société et oublient qu’elle ne se réduit pas à la masse des citoyens, ni l’intérêt social à la somme des intérêts particuliers. D’ailleurs, si