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DURKHEIM.la morale en allemagne

encore une fois le droit n’est ni vrai ni faux ; il est ou il n’est pas approprié au but qui en est la raison d’être.

Mais, dira-t-on, les lois sur le timbre, sur les douanes, sur les monnaies, etc., font partie du droit ; faut-il donc y voir des conditions nécessaires de la vie sociale ? — L’objection confond le but et le moyen. Pour vivre il est nécessaire de manger, mais non de manger de tel ou tel plat. De même, pour que l’État s’acquitte de ses fonctions, il faut qu’il se procure les ressources indispensables ; mais il n’est pas indispensable qu’il les prélève de telle ou telle manière, par un impôt sur le tabac ou sur l’alcool ou sur le timbre. Toutes ces mesures de détail ont donc bien un caractère juridique, mais emprunté. Pour l’apercevoir il faut, non les considérer en elles-mêmes, mais les rapporter à la fin qu’elles réalisent.

Cependant toutes les conditions d’existence de la société ne donnent pas nécessairement naissance à des dispositions légales. Si l’action que réclame l’intérêt social se trouve assez d’accord avec l’intérêt personnel pour qu’on puisse s’en remettre au seul égoïsme du soin de l’accomplir, le droit n’intervient pas. C’est ainsi que d’ordinaire nous n’avons pas besoin d’être contraints à conserver notre vie, à perpétuer la race, à travailler, à échanger les produits de nos travaux. Mais il peut se faire que, par exception, les penchants naturels ne remplissent pas leur office : il y a les suicides, le célibat, la mendicité, les grèves, les accaparements, etc. Comme la société souffre de tous ces maux, elle s’en préserve et les combat au moyen de loi. Elle remplace, mais exceptionnellement, par une pression extérieure et mécanique, l’impulsion interne qui fait défaut. M. Ihering est amené de cette manière à distinguer trois sortes de conditions nécessaires à l’existence des sociétés : les unes sont étrangères au droit (die ausser rechtlichen Bedingungen), les autres en relèvent en partie, mais accidentellement (die Gemischt rechtlichen), les troisièmes enfin ne peuvent être réalisées que par lui (die rechtlichen).

Mais il ne faut pas croire que dans cette sphère où la société n’intervient pas d’ordinaire, l’individu exerce des droits qui dérivent de sa nature et lui appartiennent en propre. Le droit c’est la main de la société pesant sur l’individu, et où celle-ci cesse de se faire sentir, il n’y a plus de droit. « Non, il n’y a pas un droit même le plus privé à propos duquel je puisse dire : Celui-là n’appartient qu’à moi et j’en suis seigneur et maître. Tous les droits que je détiens, c’est la société qui me les a concédés et elle peut, si cela est nécessaire, les imiter et les restreindre. Mes enfants ne sont à moi que sous certaines conditions ; ma fortune n’est à moi que sous d’expresses réserves.