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nouveaux exemples cette vieille observation de Spinoza. Pour expliquer comment se font ces sortes d’adaptations inconscientes, il eût fallu sortir de la conscience, étudier la nature de cette intelligence obscure et diffuse qui n’a pas le plus petit rôle dans la direction de notre vie, le mécanisme des sentiments, des penchants, des instincts, des habitudes, leur action sur notre conduite et la manière dont ils se modifient quand les circonstances l’exigent. Ces analyses font complètement défaut au livre de M. Ihering, qui semble ne connaître en fait de psychologie que la méthode subjective. D’autre part, il est fort contestable que toutes nos actions aient un but conscient ou non. Il se produit dans les sociétés comme chez l’individu des changements qui ont des causes et point de fin, quelque chose d’analogue aux variations individuelles de Darwin. Il peut s’en trouver quelques-unes qui soient utiles ; mais cette utilité n’était pas prévue et n’en avait pas été la cause déterminante. Cependant, malgré l’importance de ces réserves, on peut dire d’une manière générale avec l’auteur que les phénomènes sociaux dérivent de causes pratiques. Pour remplacer l’expression un peu métaphysique de M. Ihering, par un langage plus scientifique, nous dirons que tout acte de la conduite humaine, tant individuelle que sociale, a pour objet d’adapter l’individu ou la société à son milieu. Sans doute il y a des phénomènes qui ne servent à rien, qui ne sont adaptés à rien ; mais s’ils persistent et surtout s’ils se généralisent, on peut être à peu près certain qu’ils sont utiles ou qu’ils le sont devenus. Du moins c’est cette hypothèse qui est la plus vraisemblable et c’est elle qu’il faut essayer avant toute autre.

Quelle est donc la cause pratique qui a donné naissance au droit ? C’est, répond l’auteur, le besoin d’assurer les conditions d’existence de la société (die Sicherung des Lebensbedingungen des Gesellschaft). Seulement il faut donner à ce mot de conditions un sens très large, Il ne faut pas seulement entendre par là les conditions indispensables à la survie pure et simple, mais encore tout ce sans quoi l’existence nous paraît être sans prix. L’honneur n’est pas une condition nécessaire pour vivre, et cependant quel homme de cœur, quel peuple voudraient de la vie sans honneur ? Le droit dépend donc à la fois de causes objectives et de causes subjectives. Il n’est pas seulement relatif au milieu physique, au climat, au nombre des habitants, etc., mais encore aux goûts, aux idées, à la culture de la moyenne de la nation. Voilà pourquoi il est variable et pourquoi ce qui est commandé ici est défendu là. Pascal avait bien raison : « Vérité en deçà de Pyrénées, erreur au delà. » Seulement la vérité n’a rien à faire ici et ne saurait être compromise par toutes ces variations. Car