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losophie et des sciences. Les choses sont alors considérées comme un produit de l’esprit, dont le fond n’est pas un néant, suivant l’expression de notre auteur (p. 76), mais bien plutôt le créateur de tout ce qu’il perçoit et comprend. M. Vallet lui accorde, il est vrai, assez de pénétration pour découvrir l’idéal sous le voile des choses sensibles », sans songer à la difficulté de concilier ce néant et cette pénétration, sans songer surtout qu’il est bien malaisé de découvrir l’idéal si déjà l’on ne le porte en soi. Le monde était assimilé par saint Thomas à un discours de Dieu. Comprendrions-nous jamais ce langage, à supposer que ce soit un langage divin, si nous n’étions capables de le former nous-mêmes ? C’est à quoi l’on n’a pas toujours assez réfléchi : il faut que l’homme lui-même parle le monde, et le monde n’est en réalité pour lui que l’œuvre de son propre verbe, sous certaines lois, dont l’ensemble constitue ce que l’on appelle la nature. Et cette explication du monde supprimerait peut-être, au grand profit de la clarté et de la morale, bien des problèmes où s’embarrassent les théologiens.

Mais cela même nous conduirait à entendre l’absolu autrement que ne l’entend M. Vallet. Je crois bien qu’il a raison de défendre l’absolu contre les positivistes et les kantiens. Mais comment le concevoir, je ne dis pas le comprendre, autrement qu’au point de vue moral, comme la vérité et le bien ? L’erreur et le mal suffisent à en prouver la réalité, et il n’est que trop vrai, en ce sens, de dire que les preuves abondent. Mais si l’absolu est la vérité et le bien, conçus en opposition de l’erreur et du mal, et conçus nécessairement, il faut le séparer complètement de ce monde où ses contraires sont si répandus, il ne faut pas, surtout, sous peine de contradiction et d’impiété, lui attribuer ce monde comme l’œuvre à son auteur. Il faut revenir précisément à cette remarquable théorie d’Aristote, pour qui Dieu ne connaît pas le monde, parce que le monde est de ces choses qu’il vaut mieux ne pas connaître. Et ce n’est pas briser tout lien entre Dieu et l’homme, car l’homme est capable de vérité, et libre de faire le bien, de s’élever jusqu’à Dieu par l’effort vers le bien et le vrai, de juger ce monde, d’en voir la vanité, de reconnaître ce qui seul mérite qu’il s’y attache.

Ce n’est pas ici le lieu de développer ces idées. On peut les trouver ailleurs, exposées avec plus d’autorité que je ne saurais faire[1]. Mais c’en est assez, peut-être, pour montrer qu’il y aurait une autre philosophie à opposer au positivisme et au kantisme, sous sa première forme, si remarquable déjà, encore imparfaite cependant, que cette philosophie du sens commun, qui a pu suffire en son temps, qui n’est plus en harmonie avec le développement de l’esprit humain. Or, c’est une singulière prétention, il me semble, que de couper cet esprit, en quelque sorte, en deux parts, de lui accorder, d’un côté, le pouvoir de faire des progrès, de le lui refuser, de l’autre, de convenir qu’il a trouvé de nouvelles vérités, et comment le nier quand on en profite tous les jours, et

  1. Voir notamment les Esquisses de philosophie critique, par A. Spir, Alcan, 1887.