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la métaphysique, la morale elle-même, et quel abîme infranchissable entre Descartes, Kant, Spencer, d’une part, et de l’autre, Aristote, saint Augustin et saint Thomas ! » (p. 371). Tout l’esprit du livre est résumé dans ces quelques lignes. Pour l’auteur, la philosophie moderne n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’un tissu d’erreurs, et la tâche qu’il s’est proposée est de démontrer que nous n’avons qu’une chance de salut : c’est d’en revenir aux doctrines de saint Thomas ou d’Aristote, car M. Vallet a quelquefois un peu de peine à les distinguer[1].

La démonstration n’est assurément pas concluante, mais elle ne manque pas d’intérêt. La doctrine est scolastique, banale en somme, mais la forme est toute moderne. Sans doute, saint Thomas est souvent cité, et les Pères de l’Église, jusqu’à Bossuet, un cartésien cependant, fournissent les principaux arguments. Mais, sans parler de Cousin, le témoignage de M. Caro et celui de M. Rabier lui-même sont souvent invoqués. MM. Janet et Jules Simon sont tantôt appelés au secours de la bonne cause, tantôt repris pour leurs paroles téméraires. Au contraire, M. Taine, choisi comme le représentant le plus autorisé du positivisme, est aussi le plus malmené ; M. Vallet ne lui reproche pas seulement ses théories, mais encore, et je ne lui en ferai pas un crime, le ton un peu tranchant dont ce philosophe se sert volontiers pour les exposer. J’omets une foule d’autres noms ; c’est assez de dire que tous les contemporains un peu connus, les Français surtout, sont souvent cités, et de ces noms, de ces citations, mêlés aux noms et aux citations d’auteurs anciens, est résulté un livre d’une lecture facile et quelquefois assez piquante. Il ne déplairait qu’à ceux qui croient au progrès en philosophie comme ailleurs ; mais ils ne le liront pas.

La principale erreur de la philosophie moderne, d’après M. Vallet, la cause de tous les maux, par surcroît, dont souffre la société contemporaine, c’est le subjectivisme. Descartes a commencé à faire du moi le point de départ et comme le pivot de la philosophie ; il a frayé de toutes parts les voies à l’idéalisme. « Mais il était réservé à Kant de systématiser les théories nouvelles, et aux positivistes d’en faire l’application dans tous les ordres de la pensée… De concert avec les positivistes, les disciples de Kant ont soutenu que l’homme ne saurait sortir du moi, ni se mêler de dogmatiser sur la nature des choses. » La croyance à l’absolu, qui était la foi de nos pères, a fait place à cette opinion que la vérité a un caractère essentiellement relatif ; la morale en a été altérée comme la spéculation. « Cette superbe raison, qui ne voulait se fier qu’à ses propres lumières, en est venue à ne plus croire à elle-même. De désordre en désordre, elle a fini par tomber dans l’anarchie et la ruine la plus complète. Saint Thomas l’avait dit avec son bon sens ordinaire « Humana sapientia tamdiu est sapientia quamdiu est subjecta

  1. Voir notamment p. 31, où la définition péripatéticienne de l’âme est attribuée à saint Thomas.