Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/542

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
538
revue philosophique

les synthétiser dans un même état de conscience ? La première question n’a pas d’intérêt pour nous en ce moment. Quant à la seconde, ce serait une erreur de croire que plusieurs tendances même opposées ne peuvent se manifester sans entrer en lutte. La loi est la suivante : « La séparation des tendances et l’absence de conflit entre elles, voilà la condition pour que deux phénomènes affectifs soient présents à la conscience sans qu’un troisième phénomène se produise. Au contraire, des tendances appartenant à des systèmes séparés, mais qui entrent en conflit, produisent un nouveau phénomène affectif, et ce nouveau phénomène vient se surajouter aux premiers et augmente encore la complexité de l’état de conscience. » (P. 111.) Ainsi s’expliquent la volupté de la pitié, la volupté de la douleur et les autres cas souvent cités.

Des formes non unifiées de phénomènes affectifs complexes, passons aux combinaisons plus concordantes. Dans la production d’une émotion ou d’un sentiment, il faut faire une part considérable à l’état général des organes et de l’esprit par rapport aux excitations venues du dehors. Ces excitations n’ont souvent pour effet que de dégager une certaine quantité de force nerveuse et mentale qui se dépense dans l’éveil de différentes tendances. De là vient ce que l’on pourrait appeler le ton et le timbre des combinaisons. Examinons les cas où il y a non plus lutte, mais association entre les éléments intégrants. Le fait de l’association systématique est très marqué dans les passions violentes, parce que toutes les forces sont absorbées par un seul système de tendances. Les impressions du dehors sont alors englobées dans le système général, et l’intervention de cet élément nouveau modifie la résultante psychologique. Parfois le sentiment éveillé par l’action du dehors devient prépondérant, les anciennes tendances n’en persistent pas moins, et de nombreux exemples montrent que c’est à elles qu’est dû le timbre particulier du fait total. L’analyse justifie les conclusions auxquelles nous a conduits la méthode synthétique. Mais cette décomposition des sensations et des sentiments en éléments psychiques offre-t-elle un sens acceptable ? J’ai conscience d’un fait unique qui ne m’apparaît pas comme composé ; or, des éléments psychiques, si rudimentaires qu’on les suppose, ne paraissent pouvoir exister qu’en tant qu’ils sont présents à la conscience. La difficulté repose sur une équivoque : dans un son composé nous avons conscience de tous les sons composants, seulement les phénomènes intellectuels qui accompagnent généralement chaque sensation et servent à son classement font ici défaut et n’escortent que la sensation d’ensemble. Il en est de même des faits affectifs élémentaires qui, privés de leurs associations habituelles, ne sont pas reconnus. L’analyse en est difficile, nécessairement incomplète ; mais, fût-elle complète, il faudrait se garder de croire que l’on aurait expliqué par elle tout ce qui constitue l’unité synthétique du phénomène, pas plus qu’en numérotant les pierres d’un édifice on ne rend compte de sa valeur architecturale.