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ANALYSES.g. fonsegrive. Le libre arbitre.

d’admettre le déterminisme enlève-t-elle quelque chose à la beauté de son acte ? Je ne dis pas que cette sorte de déterminisme rationnel soit très fréquente ; mais si elle ne l’est pas, ce n’est pas en vérité la faute de la théorie déterministe, qui n’a rien à voir à cette question.

Le même manque de rigueur me paraît se retrouver dans la suite de la discussion de M. Fonsegrive. A propos du déterminisme dans le drame et le roman, le libre arbitre n’est pas suffisamment distingué de l’indétermination momentanée qui naît de la lutte de plusieurs sentiments. J’ai traité ailleurs cette question de déterminisme en littérature, dans un article que M. Fonsegrive a bien voulu citer[1] ; je me permets d’y renvoyer le lecteur que la question intéresserait, et je me bornerai à une ou deux remarques. « Tout l’intérêt de Britannicus, dit l’auteur, n’est-il pas attaché aux incertitudes de Néron ?… Aussi Racine n’a-t-il fait Néron ni tout à fait vicieux ni tout à fait vertueux. Il a un tempérament faible et porté au mal ; il reçoit des conseils perfides, mais il a reçu de hautes leçons de morale ; il est encore retenu par

Sénèque, Rome entière et trois ans de vertus ;

il est libre. » On pourrait conclure exactement en sens inverse et voir dans la prétendue liberté de Néron une lutte des tendances qu’a définies M. Fonsegrive, indiquant lui-même les raisons diverses d’agir dans des sens opposés qui coexistent chez Néron et dont le jeu peut ne donner autre chose qu’un problème de mécanique psychologique sans que le drame perde rien de son intérêt. M. Fonsegrive dit lui-même : « comme le remarquait un critique, qu’importe que l’indétermination vienne de la lutte des globules du sang ou de la lutte des sentiments ? N’est-ce pas toujours cette indétermination qui fait l’intérêt ? » Mais si le personnage à un moment donné est indéterminé, cela signifie pour les déterministes qu’il est déterminé à n’agir ni dans un sens ni dans l’autre, les impulsions se compensant ; ce qu’il aurait fallu prouver, c’est que l’ambiguïté réelle des futurs ajoute un élément d’intérêt littéraire à cette indétermination.

En ce qui concerne les conséquences scientifiques, au contraire, je partage sur bien des points les opinions de M. Fonsegrive. Il a vu profondément que la croyance au libre arbitre s’accordait logiquement avec une conception du monde tout à fait différente de celle où nous conduisent la généralisation et la systématisation un peu hardie peut-être des données de la science contemporaine. M. Fonsegrive ne veut pas, à l’exemple de quelques philosophes, faire du livre arbitre un postulat de la science. « Ce n’est pas, dit-il avec raison, le libre arbitre qui permet l’existence de la science ; il la compromettrait bien plutôt. » Et en effet il se trouve conduit à rejeter ce qu’on accepte en général comme les résultats de la science. « Nous sommes donc amenés à dire que le libre arbitre introduit dans le système mécanique du corps une force nouvelle.

  1. Revue Bleue, 3 avril 1886.