Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
530
revue philosophique

c’est justement ce qui dans le moyen est libre vis-à-vis de la fin, ce qui échappe à l asservissement, ce qui est indépendant… Il ne faut pas que la fin soit contredite sans doute, mais la beauté consiste à la réaliser avec aisance et facilité. Une cariatide écrasée sous le poids d’un balcon serait laide et ferait souffrir ; elle sera belle, au contraire, si sa droite et ferme stature, si la position de son corps et de ses membres exprime que le poids qu’elle supporte ne l’incommode ni ne la gêne. C’est justement cette liberté du moyen vis-à-vis de la fin qu’il accomplit, le plaisir de surcroît qu’il nous donne et dont nous lui sommes reconnaissants pour ainsi dire, qui fait sa grâce. La grâce est ainsi le rayonnement d’une force qui fait plus que ce à quoi elle est strictement tenue et qui pourrait faire plus encore qu’elle ne fait. » Si nous cherchons à déterminer avec précision le sens attribué au mot libre dans les passages qui précèdent, nous voyons que le mot libre indique tantôt l’indépendance partielle du moyen par rapport à la fin, tantôt la facilité, l’aisance avec laquelle la fin est remplie par le moyen ; ces deux sens, qui ne se ressemblent guère, se rapprochent pourtant en ceci que le moyen qui est plus que suffisant pour accomplir la fin peut employer une partie de sa force superflue en arrangements harmoniques qui produisent un effet esthétique. Sans discuter ici la théorie esthétique de M. Fonsegrive, nous devons remarquer que la liberté ainsi comprise n’a absolument rien à faire avec le libre arbitre et l’ambiguïté des futurs, puisqu’aussi bien il s’agit de choses réalisées et déterminées, et que cette liberté s’allierait parfaitement avec le déterminisme le plus rigoureux. Aussi je ne puis être de l’avis de M. Fonsegrive quand il ajoute un peu plus loin : « La beauté n’existerait plus dans l’homme si le libre arbitre cessait d’exister. Sans libre arbitre, que devient l’héroïsme de Régulus, la charité de saint Vincent de Paul, le patriotisme de Jeanne d’Arc ? Cela est si vrai que si l’artiste donne à ses figures l’aspect extérieur de l’absence de liberté, la beauté aussitôt s’envole. On a pu voir à l’un des derniers Salons Jeanne d’Arc merveilleusement peinte et dessinée, mais dont la jolie figure était enlaidie par la fixité et la dilatation étrange de ses yeux noirs. Le peintre avait cru devoir nous représenter une hystérique de la Salpêtrière au lieu d’une voyante, une malade au lieu de la libre héroïne soumise à ses voix, etc. » Toujours cette même tendance à ne comprendre le déterminisme que comme une sorte de névrose qui pousse l’individu malgré lui. En fait, et en admettant que le type de Jeanne d’Arc comme le comprend M. Fonsegrive soit le vrai type, ce qui est douteux, mais ce qui ne nous importe pas ici, la vraie liberté qui importe en ce sens, c’est la liberté harmonique, non l’ambiguïté des futurs contingents. Jeanne d’Arc, supposons-le, était trop pieuse pour pouvoir résister à ses voix, trop humble pour ne pas leur obéir, trop dévouée pour ne pas, en leur obéissant, s’exposer à tous les dangers, et sa conduite était donc parfaitement déterminée : elle était la conséquence nécessaire de cette organisation d’élite, trop supérieure pour pouvoir agir autrement. Cette manière