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ANALYSES.g. fonsegrive. Le libre arbitre.

différent. « L’idée universelle a sa source dans la connaissance sensible, mais elle la dépasse infiniment. Aussi quand une telle idée prend place parmi les causes d’une action, ce ne peut être à titre de cause mécanique, mais à titre de cause idéale. Or la cause purement idéale n’est pas autre chose que la cause finale. Elle ne pousse plus, elle attire. L’ordre est interverti dans le domaine du sensible et du singulier ; la sensation est l’effet du mouvement des organes ; dans le domaine de l’intelligible et de l’universel, l’idée ne peut plus être en communication avec les mouvements organiques à titre d’effet, elle ne l’est plus qu’à titre de cause. »

Arrêtons-nous un peu sur ce point, qui mérite discussion. Il me semble qu’il y a ici encore similitude complète, à un point de vue très général, entre le mode d’agir de la sensation et le mode d’agir de l’idée générale. Un homme a soif, il fait chaud, il a un verre d’eau à portée de sa main, il le prend et il le boit. Un autre homme voit un enfant qui tombe à l’eau ; c’est un logicien ; il est habitué à manier des idées abstraites ; et il se représente que c’est son devoir de sauver cet enfant : il se jette à l’eau et le retire. Il me semble que je vois dans ces deux actes les mêmes facteurs, bien qu’il n’y ait que des sensations dans l’un et qu’il y ait des idées générales dans l’autre. Si je ne me trompe, ces éléments sont : 1o les circonstances données forcément dans les deux cas par des sensations que l’intelligence interprète ; 2o une disposition organico-psychique, qui dans le premier cas est le besoin d’eau de l’organisme, dans le second cas un besoin infiniment plus élevé et complexe, mais de nature comparable, le besoin de l’harmonie dans le monde. Je dis que ces besoins sont très comparables, car le premier besoin aussi est un besoin d’harmonie c’est parce que l’harmonie de l’organisme est troublée, c’est parce que l’eau peut rétablir cette harmonie, que ce besoin d’eau se fait sentir. Mais, dans les deux cas, c’est un besoin d’harmonie, d’harmonie plus ou moins complexe et plus ou moins vaste, qui se manifeste, et qui se manifeste soit par des sensations, soit par des idées. Et d’ailleurs une simple sensation peut être l’expression d’un besoin très élevé, du même besoin qui se manifestera d’autres fois par une idée abstraite chez une personne moins logicienne que celle que j’ai supposée. Chez la plupart des personnes, sinon chez toutes, le besoin de l’harmonie universelle, s’il existe, se manifestera en présence d’un accident, plutôt par une émotion que par une idée abstraite, et les actes déterminés ainsi seront les mêmes. Au fond, nos manières d’être générales, ce qui est en nous, on peut le dire, la représentation de l’universel, et en particulier la représentation du bien ou du beau, peuvent se traduire, selon les circonstances, selon le plus ou moins de facilité avec lequel les actes se produisent, par des sentiments, des émotions, des idées, ou peuvent même peut-être ne s’accompagner d’aucun phénomène de conscience. Il ne faut donc pas, à mon avis, séparer l’idée et la sensation, mais bien plutôt les tendances générales qui existent en nous et les tendances particulières, et qui peuvent les unes comme les autres