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science innée. Bien au contraire ; ce n’est que par suite d’une expérience faite sur le genre humain, c’est-à-dire sur l’ensemble des individus qui le constituent, que nous inférons que l’homme nommé Pierre est mortel. Si l’idée de genre nous manque, nous ne savons pas que l’homme en général est mortel, et comme, en ce qui concerne Pierre, l’expérience qu’il doit l’être nous fait absolument défaut, nous en sommes réduits à ignorer qu’être mortel est l’un de ses attributs tant que les noms de genres et les raisonnements qui s’appuient sur les idées qui en dépendent n’existent pas pour nous. Il en est de même d’ailleurs de la plupart des qualités. La grosseur, la grandeur, la beauté, etc., étant relatives et même n’ayant de sens qu’eu égard aux individus d’un même genre, nous ne pouvons en avoir d’idée qu’en comparant entre eux deux ou plusieurs individus. Or, cette comparaison même implique l’idée de genre. Un homme n’est grand, gros ou beau qu’autant que d’autres sont petits, minces, laids, etc., et l’idée d’hommes grands, gros, beaux, etc., est assise par conséquent, sur une idée générale. Les idées particulières supposent donc la préexistence des idées de genre, d’où il suit en stricte logique que les genres, comme la constitution du langage nous le montre du reste, ont été nommés avant les individus. Pour peu du reste qu’on se place à un point de vue pratique, on s’aperçoit qu’il n’a jamais pu en être autrement. S’imagine-t-on l’homme primitif doué d’une mémoire assez vaste pour se rappeler le nom particulier de tous les objets et de tous les phénomènes qui le frappent, et surtout pourvu d’un appareil sensitif assez délicat pour distinguer nettement tous les individus appartenant à un même genre et leur donner en conséquence un nom spécial ? Il faut ajouter à cela la difficulté qu’il aurait eu de trouver la base et la méthode d’une semblable nomenclature.

Qu’on examine donc la question soit au point de vue théorique soit au point de vue de l’application, on est forcé de conclure que les noms de genres ont précédé les noms individuels, c’est-à-dire qu’on a donné le même nom d’abord aux individus en qui l’on reconnaissait une ressemblance générique qui s’indiquait tout d’abord. Ce n’est que plus tard et à mesure que le besoin s’en est fait sentir, qu’au moyen de qualificatifs spéciaux, comme tous les noms propres qui sont d’anciens adjectifs, ou le mot « brun » quand nous disons « l’homme brun », l’individu a été distingué du genre par une appellation complexe se composant du terme générique assisté d’une épithète individuelle.

Mais cette constatation soulève un nouveau problème. Si l’idée distincte (on ne peut ajouter permanente) et le nom des genres ont