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résultent de causes internes et non d’une impulsion extérieure et mécanique.

Cependant il serait exagéré de dire que M. Schaeffle ne voit entre les faits de la vie morale et les autres phénomènes de la nature que des différences de degré et son évolutionnisme est beaucoup plus tempéré. Ce qui, suivant lui, distingue radicalement les phénomènes moraux et sociaux de tous les autres, c’est qu’ils sont conscients et réfléchis. M. Schaeffle est ainsi conduit à faire jouer à la réflexion un rôle excessif dans la formation des sociétés humaines et dans la genèse des idées morales. Ce qui a suscité toutes les grandes institutions de la morale, c’est, dit notre auteur, la conscience des fins auxquelles elles doivent servir. Cette représentation consciente des fins est la caractéristique de l’organisation sociale en général. Il est assez malaisé de concilier cette théorie avec la précédente ; car la réflexion produit les œuvres de l’art, non celles de la nature. Elle est l’âme des machines artificielles que nous construisons, non des organismes vivants. Si les fins sociales peuvent être embrassées avec cette assurance, elles peuvent être prévues, soumises au calcul et aux combinaisons de la logique. Dès lors l’initiative individuelle cesse d’être aussi nécessaire. Enfin rien n’est plus flexible que les idées claires ; elles se plient sans peine aux moindres changements et évoluent parfois avec une extrême rapidité. Si la société est un organisme d’idées claires, elle est douée d’une effrayante malléabilité bien faite pour tenter l’activité du législateur. La contradiction est incontestable et elle se manifeste d’ailleurs dans l’expression. C’est ainsi que M. Schaeffle appelle à plusieurs reprises la société un produit de l’art (ein Product der Kunst) et ne reconnaît comme vraiment naturel qu’un seul groupe social, la famille, parce qu’elle doit son origine à un fait physiologique. Il est probable que cette contradiction a sa cause dans l’état actuel de la psychologie allemande. En effet tous les psychologues de l’Allemagne font de la vie psychique quelque chose de tout à fait distinct dans le monde. Tous, ils admettent plus ou moins explicitement qu’il y a une solution de continuité dans l’échellelle des êtres et le mot de Natur désigne pour eux la nature moins l’homme[1]. Le règne humain serait soumis à des lois absolument spéciales. Voilà sans doute d’où vient cet intellectualisme dont la morale et la sociologie allemande ont quelque peine à se débarrasser.

En résumé, les résultats de ce mouvement peuvent être formulés ainsi. Depuis quelques années nous assistons à un véritable démem-

  1. V. notre article sur la Philosophie en Allemagne. Revue intern., avril 1886.