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a des éléments moteurs dans les perceptions, les images et, à plus faible degré, dans les concepts. Toutefois cela n’établit pas que l’attention agit sur eux et, par eux, qu’elle est un mécanisme moteur. Assurément, il n’y a sur ce point aucune observation ou expérience qui soit décisive. L’expérience cruciale consisterait à voir si un homme privé de toute motilité externe et interne, et d’elle seulement, serait encore capable d’attention. Elle est irréalisable. Dans les cas morbides que nous étudierons plus tard, il n’y a rien qui en approche. Notons en passant qu’il est impossible de réfléchir en courant à toutes jambes, même quand on court sans autre motif que de courir ; en faisant une ascension raide, même quand il n’y a aucun danger et qu’on ne regarde pas le paysage. Une foule d’exemples démontrent que, entre une grande dépense de mouvements et l’état d’attention, il y a antagonisme. À la vérité, des gens réfléchissent en marchant à grands pas et en gesticulant ; mais il s’agit d’un travail d’invention plutôt que de concentration et l’excès de force nerveuse se décharge par diverses voies. En définitive, il est évident que l’attention est un arrêt ; cet arrêt ne peut se produire que par un mécanisme physiologique qui empêche la dépense de mouvements réels dans l’attention sensorielle, de mouvements à l’état naissant dans la réflexion : car,

    dit-il, doit être celle d’un homme blanc ou noir, ou basané, droit ou courbé, grand, petit ou de moyenne taille. Je ne puis, par aucun effort de pensée, concevoir l’idée abstraite ci-dessus décrite » [c’est-à-dire d’une couleur qui ne serait ni rouge, ni bleue, ni verte, etc., et qui serait cependant une couleur]. — D’autre côté, les nominalistes me paraissent penser les idées générales sous la forme purement auditive. La fameuse théorie qui fait des universaux de purs « flatus vocis » (Roscelin, Hobbes, etc.) me paraît susceptible de deux interprétations. Prise littéralement, elle est un non-sens. Le pur « flatus vocis », c’est un mot d’une langue que j’ignore totalement, qui n’est associé à aucune idée et par suite reste un son, un bruit. Il est peu probable que des penseurs sensés aient soutenu cette thèse sous la forme qu’on leur prête ordinairement. Voici une autre interprétation. Les nominalistes sont des esprits secs, algébriques, à qui le mot suffit, sans éveiller aucune image ; il n’y a en eux d’autre représentation que le son. Nous sommes bien loin de Berkeley. — Stricker, qui est un pur moteur, qui ne peut pas penser un mot sans l’articuler, qui est aussi peu auditif que possible, nous dit « Il me faut rattacher quelque chose à chaque mot, pour qu’il ne m’apparaisse pas comme un terme mort, comme un mot d’une langue qui m’est inconnue. Quand, dans le cours de la vie, il me vient à l’esprit des mots comme « immortalité », « vertu », je me les explique d’ordinaire non par des mots, mais par des images visuelles. Au mot « vertu », par exemple, je pense à quelque figure de femme ; au mot « bravoure », à un homme armé, etc. (Ouv. cité, p. 80-81.) — Cette conception des idées abstraites et générales pourrait s’appeler l’antipode du nominalisme. On dit en médecine qu’il n’y a pas de maladies, mais des malades ; de même, il n’y a pas d’idées générales, mais des esprits qui les pensent différemment. Au lieu de procéder philosophiquement, c’est-à-dire en cherchant à tout réduire à l’unité, il serait temps de procéder psychologiquement, c’est-à-dire en déterminant les principaux types. Bien des discussions finiraient sans doute d’elles-mêmes. En tout cas, ce travail me paraît valoir la peine d’être tenté.