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DURKHEIM.la morale en allemagne

produits de l’histoire. Ce sont ces faits concrets qui forment la matière de la morale. Le moraliste ne peut donc ni les inventer ni les construire ; mais il doit les observer là où ils existent, puis en chercher dans la société les causes et les conditions. Sans doute le sentiment de l’idéal, ce besoin qui pousse l’homme à ne se contenter de rien de relatif et à chercher un absolu qu’il ne peut pas atteindre, intervient dans l’évolution des idées morales, mais il ne les crée pas. Il les suppose, au contraire, et ne peut que leur donner une forme nouvelle.

Mais si M. Schaeffle s’entend avec les économistes de la chaire pour faire de la morale et du droit des fonctions de l’organisme social, il ne leur reconnaît pas cette plasticité excessive que leur attribue M. Wagner. Les lois de la morale sont des lois naturelles qui dérivent de la nature des hommes et des sociétés ; elles sont des produits de cette évolution qui est particulière aux sociétés humaines et dont on ne peut pas arbitrairement changer le cours. Pour MM. Wagner et Schmoller, la société restait, au moins en partie, une machine que l’on meut du dehors ; avec M. Schaeffle elle devient vraiment un être vivant qui se meut du dedans. Le législateur n’invente pas les lois, il ne peut que les constater et les formuler avec clarté[1]. Elles se font au jour le jour dans nos relations quotidiennes au fur et à mesure que nous en sentons le besoin ; elles expriment les conditions de notre adaptation mutuelle. Or ces conditions ne peuvent être ni prévues ni calculées a priori ; on ne peut que les observer quand l’équilibre s’est produit et les fixer avec autant de précision que possible. Elles sont donc l’œuvre commune de la société ; le législateur ne joue pas dans leur formation le rôle exorbitant que lui assignaient parfois les socialistes de la chaire et son importance diminue dans la mesure où celle de la société s’accroît. Aussi M. Schaeffle parle-t-il des dangers de l’influence législative et des avantages de l’initiative individuelle en termes que pourrait employer un disciple de Bastiat. Quand donc on voit certains économistes lui reprocher sa tendance autoritaire, on se prend à craindre qu’ils n’aient lu ses livres bien superficiellement. M. Schaeffle croit, il est vrai, contrairement aux économistes orthodoxes et à certains moralistes, que les lois morales et les lois économiques subissent, au cours de l’histoire, non de légers changements, mais des transformations profondes. Seulement il estime que ces transformations

  1. Die Positivirung des Rechts ist also kein Schaffen sondern ein Finden. Voy. sur ce sujet Fricker, Das Problem des Voelkerrechts (Zeitschrift für die gesammte Staatswissenschaft. 1872, 92).