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RIBOT.le mécanisme de l’attention

passer du règne de l’attention spontanée au règne de l’attention volontaire. Celle-ci est à la fois effet et cause de la civilisation.

Nous avons fait remarquer dans le précédent article qu’à l’état de nature, pour l’animal et pour l’homme, la possibilité d’attention spontanée est un facteur de premier ordre dans la lutte pour la vie. Dès que, par des causes quelconques qui se sont produites en réalité, puisque l’homme est sorti de la sauvagerie (disette de gibier, densité de la population, sol ingrat, peuplades voisines mieux aguerries, etc.), il a fallu ou périr ou s’adapter à des conditions de vie plus complexes — c’est-à-dire travailler — l’attention volontaire est devenue, elle aussi, un facteur de premier ordre dans cette nouvelle forme de la lutte pour la vie. Dès que l’homme a été capable de s’appliquer à une besogne sans attrait immédiat, mais acceptée comme moyen de vie, l’attention volontaire a fait son apparition dans le monde. Elle est donc née sous la pression de la nécessité et de l’éducation que donnent les choses.

Il est facile d’établir qu’avant la civilisation l’attention volontaire n’existait pas ou n’apparaissait que par éclairs, pour ne pas durer. La paresse des sauvages est connue : voyageurs, ethnologistes, tous sont unanimes sur ce point ; il y en a tant de preuves et d’exemples qu’il est inutile d’en citer. Le sauvage est passionné pour la chasse, la guerre, le jeu ; pour l’imprévu, l’inconnu, le hasard sous toutes ses formes ; mais le travail soutenu, il l’ignore ou le méprise. L’amour du travail est un sentiment de formation secondaire qui va de pair avec la civilisation. Or, qu’on le remarque, le travail est la forme concrète, la plus saisissable, de l’attention. Même aux peuplades demi-civilisées le travail continu répugne. Darwin demandait à des Gauchos adonnés à la boisson, au jeu et au vol, pourquoi ils ne travaillaient pas. L’un d’eux répondit : « Les jours sont trop longs » [1]. « La vie de l’homme primitif, dit Herbert Spencer[2], est consacrée presque entière à la poursuite des bêtes, des oiseaux, des poissons, qui lui procure une excitation agréable ; mais bien que la chasse procure du plaisir à l’homme civilisé, il n’est ni si persistant ni si général… Au contraire, le pouvoir d’appliquer d’une manière continue son attention qui est très faible chez l’homme primitif est devenu chez nous très considérable. Il est vrai que le plus grand nombre est forcé de travailler par la nécessité ; mais il y a çà et là dans la société des hommes pour lesquels une occupation active est un besoin, qui sont inquiets quand ils n’ont rien à faire, malheureux si par hasard ils

  1. Voyage d’un naturaliste autour du globe, p. 167.
  2. The Data of Ethics, chap.  X.