Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
DURKHEIM.la morale en allemagne

comme l’instinct de conservation et l’instinct sexuel… Mais elle est en même temps une création de l’activité consciente de l’humanité, un produit artificiel (ein Gebilde bewuster menschlicher That, ein Kunstproduct). C’est la volonté humaine dirigée vers un but défini et se réalisant d’après un plan préconçu qui a donné à l’économie sociale sa forme intentionnellement déterminée (pp. 201, 202). » Or, pour la psychologie contemporaine, les faits psychologiques, moraux et sociaux, si élevés et si complexes qu’ils puissent être, sont cependant des phénomènes naturels au même titre que les autres. Les lois morales, le règne social ne se distinguent des autres règnes de la nature que par des nuances et des différences de degrés. Sans doute les changements y sont plus faciles, parce que la matière en est plus élastique, mais ils ne se produisent pas magiquement sur l’ordre du législateur et ne peuvent résulter que d’une combinaison des lois naturelles. En tout cas, il est presque toujours impossible qu’ils soient préparés avec méthode et réflexion ; et c’est encore une vérité de psychologie que semblent ignorer nos économistes. Les faits sociaux sont presque tous beaucoup trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur intégrité par une intelligence humaine, si vaste qu’elle soit. Aussi la plupart des institutions morales et sociales sont-elles dues, non au raisonnement et au calcul, mais à des causes obscures, à des sentiments subconscients, à des motifs sans rapport avec les effets qu’ils produisent et qu’ils ne peuvent pas par conséquent expliquer. Enfin comment les socialistes de la chaire ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils reprennent à Rousseau, qu’ils combattent, une des théories qui lui sont le plus chères ; car enfin eux aussi en arrivent à ne voir dans les fonctions supérieures de la société que des arrangements artificiels, sans rapport avec la nature des choses. Voilà d’où vient cette confiance exagérée dans l’action législative, cette prédilection pour les moyens autoritaires qu’on leur a souvent reprochée et qui a discrédité leurs doctrines auprès d’un grand nombre de bons esprits.

M. Schaeffle est le premier qui ait dégagé les conséquences morales de ce mouvement économique, tout en les débarrassant, au moins en grande partie, de la grave erreur que nous venons de signaler. Ce n’est pas à dire que M. Schaeffle soit un kathedersocialist ; il se sépare tout autant de M. Wagner que de Karl Marx, et il n’est, quoi qu’on en ait dit en France, ni un collectiviste ni un socialiste d’État. Il ne relève d’aucune école et sa doctrine a une physionomie propre qui ne permet de la confondre avec aucune autre. Cependant, il est incontestable que la nouvelle école économique de l’Allemagne a exercé sur le développement de sa pensée une action