Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 24.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
revue philosophique

que le droit et la morale ont leurs racines ; il n’est donc pas étonnant qu’ils se transforment plus vite que l’entendement logique ou que les facultés esthétiques.

Si les socialistes de la chaire admettent une évolution des idées morales, c’est qu’ils en ont besoin pour établir celle de leurs thèses qui leur tient le plus à cœur. En effet, historiquement, ce qui a amené le schisme entre les économistes orthodoxes et les autres, ce n’est pas à proprement parler la question toute spéculative des rapports de l’économie politique et de la morale. Un problème d’un intérêt tout pratique y a donné naissance. Il s’agissait de savoir si l’organisation économique pouvait être transformée par la main des hommes. On sait que pour l’école de Manchester les lois économiques ne sont pas moins naturelles que celles de la pesanteur et de l’électricité, et par conséquent sont immuables : on peut les combiner, les utiliser, non les modifier ni les supprimer. L’esprit des Allemands n’a jamais pu s’accommoder de ce fatalisme économique. D’une part, il leur a paru que c’était se résigner bien vite à déclarer impossibles des changements si désirables. De l’autre, ils ont prouvé par l’histoire que ces lois prétendues naturelles avaient singulièrement changé avec le temps. Mais alors il fallait découvrir dans les phénomènes économiques des éléments assez souples pour comporter de tels changements. Si vraiment ils ne résultent que des causes matérielles comme le nombre des habitants, comme la quantité de l’offre et celle de la demande, etc., ils ne laissent guère de place à la contingence. Mais il n’en est plus de même s’ils renferment en même temps des éléments moraux ; car ceux-ci, parce qu’ils sont plus plastiques, se prêtent davantage aux transformations.

Si les économistes n’avaient rien affirmé de plus, leur doctrine serait inattaquable. Malheureusement, emportés par leurs préoccupations pratiques, ils ont tiré des vérités précédentes des conséquences qui n’ont rien de scientifique. De ce que les phénomènes moraux sont plus mobiles que les autres, ils en ont conclu qu’ils pouvaient être transformés à volonté par le législateur. Parce qu’ils ont leur origine non dans la nature des choses matérielles, mais dans la conscience de l’homme, ils y ont vu des combinaisons artificielles que la volonté humaine peut défaire ou refaire comme elle les a faites. « L’économie sociale, dit M. Wagner, forme un organisme, mais elle n’est pas pour cela un produit naturel. Elle est assurément un produit naturel à un certain point de vue comme le peuple lui-même. Comme lui, elle doit sous un certain rapport son existence, sa durée et son développement à des penchants naturels de l’homme,