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DURKHEIM.la morale en allemagne

fait partie, elle apparaît comme une fonction vivante et complexe de l’organisme social. Il ne peut pas se passer dans la société un fait un peu important dont elle ne reçoive le contre-coup et ne garde la marque. Les économistes, il est vrai, n’ont attiré notre attention que sur certains de ces faits, qui les intéressaient particulièrement mais il est aisé de généraliser les conclusions auxquelles ils sont arrivés. S’il en est ainsi, il est tout aussi impossible de séparer radicalement la morale de l’économie politique, de la statistique, de la science du droit positif que d’étudier le système nerveux, abstraction faite des autres organes et des autres fonctions.

Mais si la morale est à ce point liée aux sociétés, elle doit en partager les destinées et changer en même temps qu’elles. Or la philosophie qui jusqu’à ces temps derniers régnait en Allemagne croyait pouvoir déduire de la nature de l’homme en général une morale immuable, valable pour tous les temps et pour tous les pays. C’est ce qu’on appelle encore la philosophie du droit naturel (Naturrecht). Un des grands services qu’ont rendus les économistes allemands fut précisément de combattre cette doctrine et de montrer, l’histoire en main, que parmi nos droits et nos devoirs il n’en est pas un qui n’ait été méconnu en son temps, et cela justement. On prétend établir par un raisonnement en forme que l’homme est fait pour une absolue liberté : or l’historien nous apprend non seulement que l’esclavage est un fait universel dans l’antiquité, mais encore qu’il était utile et nécessaire. Si quelque chef d’une horde ou d’une tribu barbare s’était un jour avisé d’accorder à ses sujets l’indépendance dont nous jouissons aujourd’hui, c’en eût été fait de toute vie collective. Ainsi, parce qu’on met la morale en dehors du temps et de l’espace, on ne peut plus la faire descendre dans les faits. Si jamais ces vérités prétendues éternelles avaient été appliquées à de certaines sociétés, elles en auraient entraîné la dissolution. Mais quelles que soient l’origine et la fin dernière de la morale, il est bien certain qu’elle est une science de vie ; avant tout elle a pour fonction de faire vivre les hommes ensemble. Si donc elle devient une source de mort, elle cesse d’être elle-même et se change en son contraire. En somme, ce qui fait le vice fondamental de toute cette doctrine, c’est qu’elle repose sur une abstraction. Cet homme général, partout et toujours identique à lui-même, n’est qu’un concept logique, sans valeur objective. L’homme réel, l’homme vraiment homme, évolue comme le milieu qui l’entoure. Surtout ce qui change facilement en nous, ce sont ces penchants, ces aptitudes qui font de nous un être social. Justement parce qu’elles sont plus complexes, elles peuvent et elles doivent se modifier avec plus de rapidité que les autres. Or c’est dans cette partie de notre nature