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la limitant. Dans l’état actuel de nos sociétés, la liberté n’est donc moralement bonne que si elle est restreinte. D’ailleurs, l’auteur ne se contente pas de vagues généralités sur le concept abstrait de la liberté ; mais il analyse par le détail les formes concrètes qu’elle prend dans la vie pratique : liberté de circuler, de voyager, d’immigrer et d’émigrer, de se marier, etc. ; observe les conséquences multiples qu’a chacun de ces droits ; en pèse les avantages et les désavantages ; en marque les limites. Il procède de même pour les droits réels. Il ne cherche pas à établir ou à nier un droit de propriété in abstracto ; mais il distingue dans la propriété celle des meubles et celle des immeubles, puis dans cette dernière la propriété agricole, la propriété urbaine, la propriété des mines, des forêts, des chemins, etc. Il soumet chacune d’elles à un examen spécial et arrive ainsi à une conclusion très complexe assurément, mais qui se tient près des faits et peut pour cette raison recevoir des applications pratiques. « La propriété, dit-il, c’est la forme la plus élevée, que le droit reconnaisse, du pouvoir juridique qu’une personne puisse exercer sur les choses. » C’est donc un maximum qui varie avec les temps, les lieux, des différentes sortes de propriétés, mais qui est, à chaque instant de l’histoire, déterminé par le droit et non par la volonté souveraine de l’individu.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces analyses ; ce qui doit surtout nous intéresser dans ce mouvement, ce n’est pas telle ou telle idée particulière à laquelle il a donné naissance, mais la direction qu’il imprime aux études de morale. Jusqu’ici, pour toutes les écoles de morale, pour les utilitaires comme pour les kantiens, le problème de l’éthique consistait essentiellement à déterminer la forme générale de la conduite morale, d’où ensuite on déduisait la matière. On commençait par établir que le principe de la morale est le bien ou le devoir ou l’utile, puis de cet axiome on tirait quelques maximes qui constituaient la morale pratique ou appliquée. Des travaux que nous venons de résumer, il résulte au contraire qu’ici comme ailleurs la forme ne préexiste pas à la matière, mais en dérive et l’exprime. On ne peut pas construire la morale de toutes pièces pour l’imposer ensuite aux choses, mais il faut observer les choses pour en induire la morale. Il faut la saisir dans ses relations multiples avec les faits innombrables sur lesquels elle se modèle et qu’elle règle tour à tour. Si on l’en détache, elle semble ne plus tenir à rien et flotter dans le vide. Sans communication avec la source même de la vie, elle se dessèche au point de se réduire à n’être plus qu’un concept abstrait, à tenir tout entière dans une formule sèche et vide. Au contraire, si on la laisse en rapport avec cette réalité dont elle