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vint passer en France plusieurs années. Il alla d’abord à Paris, ensuite à Reims, et enfin à La Flèche, où il resta beaucoup plus longtemps que dans les deux autres villes, et où il termina le « Traité de la Nature humaine ». Or, ni dans le traité, ni dans aucun autre ouvrage, il n’a fait allusion au rapprochement qui vient aussitôt à l’esprit, et Burton en conclut qu’il ne l’a pas fait, que son imagination était trop lente pour qu’il fut frappé « de la rencontre singulière qui, à cent ans de distance, l’avait conduit auprès de ce fameux collège de Jésuites, où Descartes avait étudié[1]. » M. Knight ne manque pas de reproduire cette remarque à son tour. Mais est-il donc nécessaire, pour penser à un rapprochement, de dire qu’on y pense, et, tant qu’on ne nous aura pas appris pour quelles raisons D. Hume a choisi cette retraite de La Flèche, n’est-il pas permis de supposer que c’est précisément le souvenir de Descartes qui l’avait attiré dans cette petite ville ? Avec sa résolution juvénile de tout remettre en question, l’auteur du « Traité de la Nature humaine » était peut-être venu se placer, en quelque sorte, sous le patronage de celui qui avait montré à ses débuts la plus parfaite indépendance, et s’inspirer de son exemple dans le pays où les choses mêmes lui semblaient avoir gardé sa mémoire. Il en sortit avec le livre que l’on sait : un chef-d’œuvre de la littérature écossaise, et l’un des modèles les plus achevés en philosophie de ce que peut produire la liberté d’esprit, quand, par un privilège de la jeunesse, elle est encore complète et incapable de réticences.

Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que D. Hume a été d’abord tourmenté, comme Descartes, du besoin d’un critérium. « Je suis ennuyé de penser, dit-il à la fin de la première partie de son Traité, que j’approuve ceci, que je désapprouve cela, que je trouve un objet beau et l’autre laid, que je décide de la vérité et de l’erreur, de la raison et de la folie, sans savoir sur quels principes je m’appuie… Je sens grandir en moi l’ambition de contribuer à instruire l’humanité, de me faire un nom par mes inventions et mes découvertes… Voilà l’origine de ma philosophie. » Ce langage n’est pas celui d’un sceptique ; il témoigne même d’un certain degré d’enthousiasme assez remarquable chez le philosophe le plus exempt peut-être de tout esprit de prosélytisme. Comment donc en est-il venu à ces doutes et à ces négations qui font la partie la plus solide de sa doctrine ? Elles sont, comme le panthéisme de Spinoza, le fruit d’une définition.

M. Knight n’étudie les théories de Hume, dans ce volume, que par rapport aux théories antérieures et en elles-mêmes ; il a réservé, pour un second volume qu’il nous promet, l’étude de leurs conséquences, de leur influence sur le développement ultérieur de la pensée moderne. Dans un résumé d’une clarté parfaite, il montre très bien les antécédents de cette philosophie, mais il insiste surtout, et avec raison, sur l’empirisme que Locke avait mis à la mode. Et, en fait, il ne semble

  1. Compayré, La philosophie de D. Hume. p. 7.